[Série] LA HYÈNE, LA VOIX DE MON ADDICTION

Quatrième épisode de la série « Mes cellules se dégrisent » parce que vous être nombreux à demander la suite. Le sujet parle visiblement. Merci encore à l’auteure de ce feuilleton en temps réel de nous laisser publier un nouvel épisode.

Samedi après-midi ensoleillé. Les pieds en éventail, les jambes tartinées de crème solaire (oups je ferais bien de prendre rendez-vous chez l’épilateur électrique moi), je lis un pendant que l’Enfant s’amuse.

– Regarde maman comment je saute !

– Oui, chéri, je regarde, réponds-je hypocritement sans lever le nez de mon livre.

– Regarde maman comment je tourne !

-Oui chéri, je… mumure-je en levant cette fois la tête mais pas vers l’Enfant car au même moment, un serveur passe devant moi, sur sa paume parfaitement horizontale un plateau d’où s’élève un longiligne verre de vin blanc, majestueux, cérémonial, promesse d’alanguissement maximal, je ne replonge pas mon nez dans mon livre, je le laisse en l’air comme si je cherchais à humer l’odeur de la tentation, délivrez-nous du mal, amen, je me suis transformée en Dory, le petit poisson à la mémoire qui flanche, mon cerveau s’accroche à la dernière phrase prononcée ou dans ce cas précis, à ce verre de vin qui ne m’est pas destiné.

Parfaitement synchrone, la voix s’élève.

– Allez… un petit verre, juste un seul, ça ne peut pas te faire de mal.

Je secoue la tête et bois rageusement le reste de mon cappuccino cul-sec. La voix, personne ne l’entend à part moi, poursuit son offensive.

– Tu ne bois plus depuis deux semaines… Tant d’efforts, ça mérite bien une récompense.

On dirait qu’elle a décidé de m’emmerder jusqu’au bout, inutile de l’ignorer, ça ne fera que décupler sa détermination, je prépare soigneusement ma réponse.

– C’est vrai que ça fait deux semaines. Je me sens mieux. Mais tu sais aussi bien que moi que si je bois ce verre, je vais m’enfiler tous ses cousins à la suite (c’est une image bien sûr).

– Pense à la ouate de plaisir qui va t’envahir…

– Et s’évaporer au bout de quinze minutes à l’issue desquelles il me faudra en reprendre un autre verre pour perpétuer cette ouate puis un autre puis un autre et le lendemain me réveiller assassinée par les marteaux-piqueurs et les pizzas froides, non, non et non.

Et pour lui montrer qu’elle ne m’aura pas, je fais signe au serveur et annonce d’une voix exagérément forte :

– Un AUTRE cappuccino s’il vous plaît.

Cette voix, c’est la même qui vous chuchote de manger des muffins pendant votre régime avant l’été, de téléphoner à l’ex qui vous a définitivement plaqué ou de fumer une cigarette après avoir arrêté de fumer. Cette voix est inhérente à l’addiction et prend une place disproportionnée pendant l’implantation de nouveaux circuits dans le cerveau.

Dans son livre, The unexpected joy of being sober (cette joie inattendue d’arrêter l’alcool), Catherine Gray décide d’identifier la voix de son addiction (addictive voice recognition), technique développée par Jack Trimpley, le fondateur de la méthode appelée Rational Recovery.

La voix de l’addiction est une bête sauvage, irrationnelle, obstinée, elle ne vous lâche pas d’une semelle, un peu comme le gars qui vous interpelle dans la rue pour vous dire que vous êtes mignonne, chaudasse, arrogante, eh oh grosse salope, tu te prends pour qui, parce que vous ne daignez pas vous retourner, ça ne sert à rien de l’éviter, la voix est méga-collante, alors autant lui donner un nom et engager la conversation (ce que je ne ferais pas avec le gars dans la rue).

Belle sur son site, Tired of Thinking about drinking, l’appelle le loup (the wolf), d’autres, la salope du vin (The Wine Bitch). Quant à Catherine Gray, après moults débats avec elle-même, elle a décidé de baptiser la sienne Voldemort, le méchant dans Harry Potter.

La réflexion s’est engagée dans ma tête, je voulais un nom qui suscite en moi du mépris, du dégoût, genre, je te crache dessus, espèce de pourriture communiste. J’ai pensé à pourriture communiste, (mais ça risquait d’être mal interprété politiquement, qui peut encore réciter par cœur les répliques de la Cité de la Peur ?), à Cruella, à Dark Vador, à Jaffar (le méchant dans Aladdin parce que l’Enfant regarde le dessin animé en boucle en ce moment et qu’il est quand même super méchant Jaffar), j’ai pensé à l’appeler la sorcière, la pouffiasse, la mégère, mais je n’étais pas pleinement satisfaite ça n’appuyait jamais sur tous les boutons de mes émotions négatives en même temps.

Cette semaine finalement, je lui ai trouvé un nom : la hyène.

Hyène : mammifère carnivore nocturne et grégaire au cul bas mangeur de cadavres.

Sens figuré : personne qui s’attaque aux gens sans défense ou qui sont à terre avec une balle dans le dos.

Je sais qu’une hyène ne parle pas, mais sur ce coup-là, je vous demande un peu d’imagination. La mienne de hyène est une experte de la rhétorique, elle a les talents d’entourloup d’un directeur marketing. Elle aime tirer sur les ambulances, la hyène et elle s’en acquitte avec un talent magnifique avec sa mâchoire supersonique.

C’est con, mais depuis que je lui ai donné un nom à la hyène, je m’adresse à elle comme à une entité séparée de ma personne, mes pensées ne sont pas moi, elles sont de passage, des hôtes que j’accueille avec plus ou moins de plaisir mais à qui je ne claque pas la porte au nez, parce que sinon, elles ont tendance à ameuter le voisinage en tambourinant comme des furies.

La hyène donc, depuis que je lui ai donné un nom, je parviens enfin à lui faire comprendre doucement, sans m’énerver, ne t’inquiète pas la hyène, je ne vais pas te laisser étouffer dans le coffre de ma voiture, mais je n’ai pas non plus l’intention de te filer les clés pour que tu t’installes derrière le volant et que tu nous plantes dans un peuplier.

J’espère que tu me comprends, la hyène, allez, sans rancune.

Retour au café. Le verre de vin blanc a été posé loin de moi, à côté d’une dame qui le sirote en tapotant sur son iPhone, sûrement Facebook, Twitter, Instagram ou les trois en même temps (elle est mûre pour une massive cure de désintoxication à mon avis) et s’il a quitté mon regard, le verre pas la dame, il n’a pas quitté ma tête. J’entreprends de disséquer le processus qui lie ce verre à du plaisir et comment les idées se sont associées entre elles sans me demander la permission.

Verre de vin blanc = élément déclencheur (trigger), suivi de désir irrésistible (craving), suivi de l’action, commander un verre, le boire, un autre siouplé, la boucle est bouclée, à la tienne Etienne.

Qu’est-ce qui me fait vraiment envie dans ce verre de vin ?

Le goût ? Non, ça doit être une piquette limite sucrée, beurk.

La fraîcheur ? Un verre d’eau remplit mieux cette fonction, Sherleuck.

Le sentiment de relaxation qui va accentuer le plaisir que j’ai déjà à être là.

En ai-je besoin ? Non, c’est déjà carrément trop bien ce soleil, ce livre et l’Enfant qui s’amuse.

En ai-je envie ? Pas si je déroule le reste du film dans ma tête : boire 1, 2, 3 verres (bonjour les dégâts), me sentir crevée, les marteaux piqueurs et les pizzas froides qui me dévisagent en fronçant les sourcils le lendemain.

Formuler une réponse efficace à la hyène prend du temps, plus de temps qu’elle n’en prend elle-même pour me bombarder avec ses questions pourries et sournoises. Alors, je le prends et je l’étire ce temps.

Le temps est mon arme fatale.

Pensées-papillon:

En parlant d’addiction, hier, j’ai annoncé à l’Enfant qu’il ne pourrait pas sucer sa tétine parce que ça empirait son irritation au menton. L’Enfant a fait une crise d’hystérie digne de la meuf dans l’Exorciste. Que croyez-vous que j’ai fait ? Je lui ai redonné sa tétine.

Ce n’est qu’une fois qu’on arrête de boire de l’alcool qu’on se rend compte de la place que l’alcool a pris dans sa vie.

Merci à l’auteur de nous avoir prêté son texte. C’est le quatrième épisode d’un feuilleton, « Mes cellules se dégrisent ». Tous les épisodes sont à lire ici !

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