[Série] JOUR ZÉRO. J’ARRÊTE

Arrêter de boire. Personne n’en parle. Un truc de poivrot, pas élégant, pas classe, pas chez nous. Et pourtant. Une auteure anonyme a décidé de raconter par étape ce lent processus de désintoxication, en essayant de comprendre ce qui se passe dans le cerveau au passage, et pourquoi c’est si difficile. Elle nous prête ici son premier texte. Merci! Les autres sont à lire sur son site, Mes cellules se dégrisent.

Ce matin, zéro est une bonne description de moi-même.

« Qui correspond à une valeur nulle, un ensemble vide. » La seule preuve de mon existence ce sont les marteaux-piqueurs qui me transpercent le crâne. Ca me fait tellement mal que forcément, ça veut dire que j’existe un peu. À part ça, c’est le vide intersidéral. Je trimballe ce dégoût de moi-même qui donne un goût amer à la pizza froide. Mes pensées sont comme des routes parsemées de trous béants, un gruyère de réflexions sans queue ni tête, nausée incertaine, vais-je ou ne vais-je pas dégueuler, telle est la question.

Devant le miroir, je regarde les plaques rouges sur mes pommettes, étaient-elles là hier ? Et les traits tirés ? Et le visage bouffi ?

Cet état de dépression absolue, cette maladie du corps et de l’âme a un nom, elle donne envie de mourir pendant 24/48 heures, puis repart comme si rien de rien n’était…

La gueule de wood.

La veille, j’étais à l’aéroport. Pas mal de temps avant d’embarquer. Sans vraiment l’avoir planifié, je passe d’un restaurant à l’autre dans le terminal pour boire une demi-bouteille de vin par-ci, une bière par là, une autre demi-bouteille et puis encore une bière et une autre, j’arrête de les compter.

Une dispute d’une toxicité niveau 10 (sur une échelle de 0 à 5) avec ma famille m’a vidée, laminée, finite, envie de disparaître, alors bois ma fille, bois, à défaut de te faire disparaître, ça te mettra au moins entre parenthèse pendant quelques heures. Car l’alcool est un pansement miraculeux, il balaie les chagrins, élimine les malaises, dissout les impressions de n’être à sa place nulle part, il fait même danser sur les tables et embrasser des inconnus.

Dans cette salle d’embarquement, je ne compte plus les verres mais je suis persuadée de donner le change, je marche à peu près droit et parle sans trop manger mes mots.

Pourtant, des signes devraient m’alerter.

Le vieux couple qui change de siège pour s’installer à l’autre bout de la rangée, les yeux d’un serveur qui se détournent d’un air gêné, l’hôtesse qui se force à sourire en me rendant mon billet avant l’embarquement, sans doute a-t-elle senti mon haleine, son rôle est de sourire, elle s’y tient, en professionnelle, malgré les sourcils froncés.

Tout ça, je le vois, mais je suis trop ouatée pour que ça s’imprime vraiment.

L’Enfant qui me tient la main ne s’est rendu compte de rien, sauf peut-être que sa mère ne l’écoute pas, qu’elle rit toute seule, qu’elle appelle tous les numéros enregistrés sur son téléphone et répète en boucle je t’aime si fort mon amour avant de s’endormir sur son siège en ronflant avec la délicatesse d’un tracteur.

Oui, parce que je n’étais pas seule à ce moment-là. Il y avait l’Enfant au bout de mon bras.

Heureusement, ce n’est pas moi qui conduisais l’avion.

Alors c’est terminé. Je n’en peux plus.

A partir d’aujourd’hui, je ne bois plus d’alcool.

Cette pensée me donne le vertige mais le ras-le-bol est plus fort que la peur. Marre qu’une partie de ma vie se passe à essayer de me souvenir de l’autre (l’ai-je embrassé, l’ai-je insulté, ai-je dansé sur la table ?), marre d’éponger la honte avec des textos pourris le lendemain, marre de torturer mon corps avec des liquidités corrosives, il commence à flancher ce corps, je le sens, les marteaux-piqueurs frappent de plus en plus fort et les trous se rebouchent de plus en plus lentement.

Je veux comprendre mon rapport à l’alcool, désintoxiquer mon désir métaphysique de vin. Ce n’est pas que je boive tous les matins au réveil, je peux passer plusieurs jours sans alcool, mon problème c’est que je suis infoutue de m’arrêter. Quand je commence, je ne peux pas m’empêcher de me resservir encore et encore. Chaque soirée alcoolisée comporte un potentiel infini de catastrophes, je ne peux plus compter sur moi-même, je deviens capable du pire et une fois sur deux, on me raconte ce pire parce que je ne m’en souviens pas.

Et puis, il y a le Regard. Je ne veux pas que l’Enfant s’y habitue.

Ce Regard, vous l’avez déjà sûrement vu quelque part.

Le Regard vitreux. Ouaté. Incertain, zombi. Il ne fixe rien ni personne en particulier, il ne vagabonde pas non plus, où irait-il puisqu’il ne tient pas sur ses jambes ? Lorsque vous lui parlez, le Regard n’a pas la force de se poser sur vous. Les paupières sont empesées, alors elles se hissent à mi-chemin, le regard n’est ni ouvert, ni fermé, il est irrésolu et teinté de ce brouillard épais qu’on trouve sur les routes en hiver.

Le Regard a un air louche parce qu’en réalité, il est tourné vers lui-même.

Alors voilà, cher alcool, entre toi et moi, c’est terminé. La procédure de divorce est engagée. Et je demande la garde totale avec interdiction d’approcher à un rayon inférieur à 10 millions d’années lumière.

Merci à l’auteur de nous avoir prêté son texte. C’est le premier épisode d’un feuilleton, « Mes cellules se dégrisent ». Tous les épisodes sont à lire ici !

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