
Priver de bureaux les employés sur la route, en réunion ? Risqué pour l’ambiance, ont constaté Renault ou Microsoft.
Finis la photo des enfants posée sur le bureau, la plante verte et le pot à crayons mâchonnés à portée de main. Chez Accenture, c’est « free seating » ou « desk sharing » : les bureaux ne sont pas attitrés, et il y en a moins que d’employés.
C’est le cabinet de conseil qui a introduit en France cette pratique anglo-saxonne. Depuis, IBM, Hewlett-Packard ou encore Microsoft s’y sont mis. Qu’est-ce qui les motive ?
Les bureaux vides, tout d’abord. Entre les déplacements chez les clients, les réunions et les RTT, seuls 60% des postes sont occupés en moyenne, constate Xavier Perrin, directeur immobilier de Microsoft pour l’Europe de l’Ouest:
« A l’occasion de notre déménagement, les places des salariés les plus nomades, commerciaux ou consultants, ont donc été remplacées par un “pool” de postes interchangeables. »
Au total, sur les trois millions de mètres carrés occupés par Microsoft dans le monde, un tiers sont désormais « flexibles ». Comme les coûts, réduits à chaque opération de 14% par an durant cinq ans.
« On repérait les nouveaux, ils disaient encore “bonjour” »
Tentant, mais pas sans risque. Chez Renault, l’expérimentation a dû être abandonnée, raconte la direction de la communication :
« Les équipes avaient perdu leurs repères et se sentaient mal. Mais le système perdure très localement en Hollande et en Grande-Bretagne, où la relation à l’espace matériel est peut-être moins chargée d’affect. »
Même Accenture a dû revoir sa méthode, qui avait été poussée à l’extrême : il fallait réserver à l’avance sur l’Intranet un créneau horaire. Une place en open space était alors attribuée de manière aléatoire.
Difficile de manager dans ces conditions, se souvient un ancien cadre dirigeant :
« Comme l’équipe se retrouvait éclatée, nous échangions par e-mail. J’ai mis quatre mois à croiser tous mes collaborateurs. En fait, personne ne se connaissait plus dans l’entreprise.
D’ailleurs, on repérait facilement les nouveaux, ils disaient “bonjour” quand ils entraient dans l’ascenseur. »
« Places de village » chez Accenture, « quartiers » chez Microsoft
Marche arrière toute, donc. Quelques repères ont été réintroduits, qui se veulent familiers, rassure le directeur général France d’Accenture, Marc Thiollier :
« La réservation a disparu, chacun peut venir quand il le souhaite. Et nous avons divisé les espaces ouverts en “places de village”, par secteurs d’activité. »
Chez Microsoft, ce sont des « quartiers ». Car il ne suffit pas de réduire le nombre de bureaux, prévient Xavier Perrin:
« C’est tout l’univers de travail qui doit être repensé. Le collaborateur doit pouvoir retrouver ses pairs quand il en a besoin, mais également se déplacer en fonction de ses activités. »
Zéro papier, table rase, et chaises musicales
D’où l’invention « d’espaces collaboratifs » environnants :
« Quand le collaborateur a besoin de téléphoner, il rejoint la “phone booth”, quand il veut parler à un collègue il le fait dans la “focus room”, sans contaminer tout l’open space. »
Et quand le salarié part en réunion, il libère « sa » place, poursuit Xavier Perrin :
« C’est d’autant plus facile qu’il est autonome maintenant : il n’a besoin que de son ordinateur, qui fait également téléphone et qui lui évite documents imprimés et rangements. » (Voir une publicité Microsoft sur la mobilité du salarié)
Zéro papier, table rase, et chaises musicales. Accueillant. Pourtant, certains préfèrent travailler chez eux, constate Priscille Bellenger, déléguée syndicale CFE-CFC chez Mircosoft :
« Les managers les y encouragent de plus en plus. Le domicile fait désormais partie des espaces possibles, car certains y sont plus productifs. »
Un peu au bureau, un peu à la maison, est-ce du télétravail ?
C’est le « package » : « free seating » et travail à domicile. Accenture a d’ailleurs fini par signer un accord sur le télétravail en 2010, précise Marc Thiollier :
« Le télétravail était toléré pour les consultants, nous avons voulu l’étendre à tous. »
Toutes les entreprises ne considèrent pas cette alternance entre bureau et domicile comme du télétravail. Pas d’accord à signer, ni même d’obligations concernant les dépenses induites, par exemple. Le flou règne.
Des journées plus souples mais plus longues
Quant au temps de travail, il reste lui aussi confiné à l’imprécision, alors que les espaces avaient été si savamment rationalisés. « Relation de confiance », répond Marc Thiollier. « Pas envie de fliquer », assure Xavier Perrin, pour Microsoft :
« Chacun gère son temps comme il l’entend. Nous demandons simplement que la flexibilité s’exerce de façon responsable. Chaque collaborateur doit veiller à ne pas pénaliser la disponibilité-clients, le fonctionnement collectif ni le rythme du business. »
Résultat : si les travailleurs nomades déterminent plus librement leurs horaires que les sédentaires, selon la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares), ils sont aussi deux fois plus nombreux à travailler la nuit. Et six fois plus nombreux que les autres cadres à œuvrer le dimanche.
par Elsa Fayner, article paru sur Rue89, le 25/05/2011.
Témoignage : Michel (1), 35 ans, vient d’être embauché comme senior manager dans un grand cabinet de conseil. Il découvre l’entreprise virtuelle.
« La plupart du temps, je suis chez les clients, mais quand je passe au bureau, je dois le planifier à l’avance. Sur l’intranet, je dois réserver le plus tôt possible un créneau horaire pour une planche en staff room, c’est-à-dire un bureau en open space, ou un isoloir si je veux être au calme (ce que je n’obtiens que rarement, car ils sont monopolisés par les associés et les réunions). Personne n’a de bureau attitré.
En arrivant le matin, je m’identifie à la borne qui m’indique ma place : ‘’Aujourd’hui, vous êtes au 2e étage, gauche’’. Je prends l’ascenseur. C’est là que l’on reconnaît les nouveaux : ils disent encore bonjour. On en perd vite l’habitude quand on se retrouve le seul à le faire.
Des équipes éclatées
J’arrive au 2e étage. Contrairement aux entreprises par lesquelles je suis passé, il n’est pas question que les équipes se regroupent pour échanger. Tout le monde est dispersé en fonction du placement par le système. On échange donc par mail ou par téléphone. En quatre mois, je n’ai toujours pas vu certains membres de mon service. Impossible aussi de faire la tournée des collègues, pour savoir quels sont les problèmes du moment, pour sentir l’ambiance. D’ailleurs, le jour où j’ai suggéré de mettre en place un kiosque documentaire pour développer le partage de connaissances autour de notre offre et le sentiment d’appartenance dans l’équipe des petits jeunes, il m’a été conseillé de créer plutôt un espace partagé sur l’intranet.
Un salarié invisible
Le soir, en partant, nous avons l’obligation du clean desk, même si la borne nous a alloué l’espace pour une période de plusieurs jours : rien ne reste sur le bureau, quelqu’un d’autre peut s’y installer en notre absence. De toute façon, la politique est au zéro papier, nous n’avons ni bibliothèque, ni archives documentaires : on imprime le matin, et on jette le soir.
En fait, tout est fait pour que le salarié, entre deux missions, reste chez lui. Ce qu’il fait, se réservant un espace au travail à la maison. La surface des locaux de l’entreprise peut ainsi être encore réduite, et des économies réalisées.
Il faut dire que nous travaillons essentiellement sur de grosses missions. On peut passer deux ou trois ans chez le même client, et on y installe un vrai bureau, avec des rangements et des dossiers. Là, c’est convivial. Un sentiment d’appartenance se développe au sein de l’équipe, qui n’existe pas dans l’entreprise. Le jour où la mission se termine, on se sent déraciné, dans l’attente de la prochaine affectation.
Une gestion de carrière hypothétique
Car la hiérarchie a la hantise du consultant non-occupé. Dès qu’une mission est finie, il faut en prendre une autre. Nous sommes donc parfois staffés en dépit du bon sens, sur des sujets que nous connaissons souvent mal ou qui ne nous intéressent pas. C’est souvent une question de chance, plus qu’une logique de développement de compétences. La gestion de carrière se limite au fait d’avoir un bon taux de « chargeable » [nombre de jours passés sur une mission par rapport au nombre de jours travaillés par le consultant, ndlr] et des bonnes évaluations sur la mission pour grimper les échelons (junior, consultant, manager, senior manager, et – but ultime- associé).
Beaucoup de mes collègues sont là depuis longtemps, ils connaissent ces dysfonctionnements, et ne sont pas satisfaits, mais ils restent, par habitude ou, pour les plus expérimentés, dans un souci de transformer l’essai en passant enfin associé. De mon côté, je cherche activement ailleurs pour pouvoir partir le plus rapidement possible. »
Propos recueillis par Elsa Fayner
(1) Le prénom a été modifié, à la demande de l’intéressée.