L’effort intense engendre de la souffrance. Chaque sportif a sa méthode pour l’oublier ou l’utiliser à son profit. Des techniques qui relèvent de l’hypnose. Margaux Chrétien, de l’équipe de France de natation synchronisée, se concentre sur les membres qui ne souffrent pas.
“Avant de plonger, je répète avec mes coéquipière sur le bord du bassin. Nous refaisons les mouvements du ballet à sec. Et puis parfois, durant l’entraînement, on s’arrête, on reste dans l’eau au bord du bassin et on se visualise durant la prochaine compétition. On ferme les yeux et on s’imagine. C’est marrant parce qu’n visualisation, j’ai tendance à idéaliser mes performances, que ce soit en duo, en équipe ou en solo. Je me vois avec des maillots plus étincelants, avec des grandes jambes, toujours très étirées, parfaitement synchronisées, avec un public, dans une grande piscine olympique bien décorée. En visualisation, je m’imagine le ballet parfait. Ca me donne de l’espoir. Le ballet ne me fait pas mal. Ou plutôt, il fait mal dans la limite du raisonnable. J’ai l’impression de sentir les moments où ça doit tirer, les jambes, les bras, mais je n’ai jamais l’impression que ce soit impossible de le faire, j’ai toujours l’impression d’avoir des ressources. Pour le moment, c’est vrai, j’en ai. Et cette visualisation m’aide à les convoquer au moment le plus difficile du ballet.
Ca arrive aux deux tiers de la chorégraphie. On appelle ce qu’on appelle « le coup de bambou ». C’est comme une claque. A un moment, on se dit « non, ça ne sera pas facile! Ca ne sera pas facile, il va falloir s’accrocher jusqu’à la fin! » L’apnée brûle les poumons et la gorge. Ca ne fait pas mal à la tête mais ça l’engourdit. C’est comme si un gros nuage gris arrivait dans le cerveau. Les muscles ne sont pas oxygénés non plus donc ça finit par faire mal dans tous les membres. C’est comme si les muscles étaient un peu… pas empoisonnés mais… c’est comme si les muscles étaient pollués. On sent le lactate qui se stocke dans les muscles. On n’a qu’une envie, c’est de s’arrêter, de faire circuler le sang et de s’oxygéner. Mais il faut continuer.

C’est là que toute la préparation me vient en aide. Souvent, comme ça arrive aux deux tiers du ballet, je peux me raccrocher à ça, au fait que la fin approche. Je peux me raccrocher à la musique aussi, si je nage seule. Si je nage en duo, je peux me raccrocher à la duettiste. Si je suis en ballet d’équipe, je peux me raccrocher aux équipières. Je me dis que la coéquipière à côté de moi est dans le même état. Et que pourtant elle ne baisse pas les bras donc que je n’ai pas le droit de laisser tomber l’équipe. Je n’ai pas le droit de subir mon ballet, il faut que je le vive. Comme chacune des copines d’à côté.
Et puis, je viens en aide à mon corps. Je me concentre sur les zones qui ne sont pas encore endolories. Je me recentre sur autre chose pour oublier la douleur. Si j’ai mal aux bras, je me concentre sur les jambes. Et, si j’ai mal aux jambes, je me concentre sur les bras. Si je sens mes jambes lourdes, j’essaie de les étirer. J’essaie de combattre cette douleur, et surtout cette sensation de poids. Avec l’expérience, avec le travail et les années, on utilise de moins en moins les appuis, en l’occurrence les bras et les jambes, mais on apprend à travailler beaucoup avec l’étirement du corps. On apprend que, plus on tire la tête vers le fond, et les pieds vers le ciel, plus on va monter, même s’il y a cette force qui nous tire vers le fond. Ca nous rend plus légères de nous étirer comme un élastique. Mais c’est important que ce soit dans le deux sens. Ca nous grandit. On peut économiser beaucoup d’énergie en s’étirant dans le corps. On n’est pas obligées de travailler toujours en force.

Je pense à ma respiration. Parce que, parfois, ça peut paraître fou, mais, même quand je sors la tête de l’eau, dans ces cas-là, j’oublie de respirer tellement je suis concentrée sur la chorégraphie. Et puis, l’effort ça coupe le souffle. C’est tellement dur que, parfois, j’oublie de respirer. J’essaie de me le rappeler au début de la séance, d’ailleurs, qu’il faut bien penser à s’oxygéner, à respirer. Parce que ça aide, ça porte. Ca me permet de me concentrer sur autre chose aussi.
Et puis j’essaie d’encourager mon corps. Je pense beaucoup au moment présent. Ca m’aide d’une part pour les corrections, pour pouvoir me concentrer sur tout, et ça m’évite de partir avant un ballet avec la tête remplie d’informations. Si les chorégraphies sont bien ancrées, si je les connais, ça me permet de prendre moment par moment chaque séquence et de pouvoir corriger calmement. Et puis, le moment présent, ça me permet de profiter, de savourer, de sentir chaque membre qui tire, qui va plus loin. Jusqu’à un certain stade, je peux savourer la douleur. Quand elle n’est pas paralysante parce que je la connais, je la maîtrise. Dans ces cas-là, je peux la savourer. Et puis ça me permet de profiter de la chorégraphie, du ballet, du plaisir de nager.”
Propos recueillis par Elsa Fayner
Pour aller plus loin
- Petites discussions avec la douleur est une série de cinq webdocumentaires, cinq portraits de sportifs de haut niveau, réalisés par Elsa Fayner et Hélène David à la photo ainsi que Frédéric Changenet côté son binaural (3D), pour NouvOson, le site des petites expériences de Radio France, en janvier 2016.
- Comment les sportifs de haut niveau dépassent la douleur ?
- « Je me mets dans la peau d’un guépard », Bryan Cantero, coureur de 1500 m.
- « Je ferme les yeux et je tombe dans un trou noir qui accélère le temps », Quentin Signori, gymnaste.
- « Je ressens avec les mains, avec la peau, avec la tête », Christophe Clavier, lutteur.
- « C’est comme une planète dans mon ventre », Anaïs Michel, haltérophile.
- La série a donné lieu à une bande-dessinée publiée dans TOPO, « Lorsque mon corps se crispe, j’ai l’impression d’être un guépard », réalisée avec Timothé Le Boucher pour le dessin
- et à cet article, publié dans Ca m’intéresse, en août 2016.
