« Le yoga travaille les désirs et les passions »

Dessin de Carole Maurel (carolemaurel.blogspot.fr)

Aujourd’hui, en France, entre 2 et 3 millions d’hommes et de femmes pratiquent le yoga, selon la Fédération nationale des enseignants de yoga. Un chiffre en constante augmentation. On trouve désormais un peu partout des cours de yoga sportif, des cours de yoga en musique, certains à horaires libres, d’autres avec chants de mantras, en salle de sport, voire en podcast sur le net, qui peuvent s’exposer sur Instagram, quand ils ne sont pas à haute température. Peut-on vraiment parler de yoga dans tous ces cas ? Quelles sont les origines du yoga et quel est le sens de cette pratique qui conquiert aujourd’hui les Occidentaux

Entretien avec Ysé Tardan-Masquelier, anthropologue des religions, spécialiste de l’hindouisme, auteure de nombreux ouvrages, dont Esprit du yoga (Albin Michel, 2005), directrice de l’Ecole Française de Yoga et vice-présidente de la Fédération nationale des enseignants de yoga.

A votre santé ! – Est-ce que le yoga peut se pratiquer comme un sport ?

Ysé Tardan-Masquelier – Le yoga en tant que pratique peut être utilisé de multiples manières. Il n’est pas illégitime de l’utiliser contre le mal de dos. Mais cela ne correspond pas à l’objectif ni aux problématiques de ceux qui l’ont créé.

Qui étaient ceux qui ont créé le yoga ?

Deux époques sont importantes pour le yoga. La première est celle du Bouddha, vers le ve siècle avant notre ère. Sur les bords du Gange, des maîtres-enseignants réfléchissent alors à ce qu’est la souffrance, ce qu’est le désir, ce qui fait que l’homme est sans cesse en proie au doute et comment il pourrait s’apaiser. Les réponses sont diverses durant cette période de bouillonnement spirituel et socio-politique mais, pour la première fois, on voit apparaître des textes qui mentionnent l’influence de la respiration pour calmer le mental. Il y est question de ce que nous appelons la méditation aujourd’hui, c’est-à-dire l’assise tranquille. Les racines du yoga se trouvent là. En tous cas, on a des textes qui en témoignent, ce qui n’était pas le cas avant.

Les Indiens sont donc partis de considérations philosophiques. Et comme, dans leur culture, le corps et l’esprit n’ont jamais été séparés, ils ont tout de suite compris que, si on voulait atteindre une certaine stabilité et une certaine sérénité d’esprit, il fallait aussi en passer par le corps. On peut donc dire qu’au départ le yoga est une sagesse, qui passe par le corps, pour obtenir une certaine stabilité de l’être.

Quand le yoga se développe-t-il vraiment ?

Le yoga se développe vraiment autour de notre ère. Là, on a un grand texte, les Yoga Sutras. C’est un peu la Bible du yoga. A partir de là, on sait qu’on fait des commentaires de texte, etc.

La pratique corporelle quant à elle doit commencer à se diversifier. Il faut rester prudent parce que nous ne disposons pas de textes anciens sur la pratique corporelle. Cette partie-là de l’enseignement est restée très longtemps orale, jusqu’au Xe siècle de notre ère. Après, on commence à avoir quelques éléments. Et on a de vrais manuels de yoga à partir du XVIe siècle.

A quelle vision de l’être le yoga est-il associé ?

Si on remonte à la première période, la période bouddhique, on se posait alors deux grandes questions. La première était la suivante : est-ce qu’il y a de l’éternel dans l’être humain, ou bien est-ce que l’être humain naît et meurt sans que quelque chose reste de lui ? Autrement dit, l’être humain est-il un être hybride avec un noyau d’absolu, éternel, et une enveloppe psychosomatique qui, elle, change, varie, bouge, soumise à la vie et à la mort ?

Le Bouddha dit qu’il n’y a rien d’éternel dans l’être humain, que celui-ci est soumis à la loi de l’impermanence, que tout bouge, tout change, et qu’il n’y a en quelque sorte d’éternel que le changement.

Ceux qui ont fondé l’hindouisme classique, en revanche, ont distingué le « soi », une sorte de conscience profonde qui serait éternelle, et du « moi », l’ego changeant, soumis aux désirs et aux passions. Le yoga relève de cette deuxième approche.

La deuxième question est de savoir pourquoi l’être humain souffre. La grande question qui agite le Ve siècle avant notre ère, c’est la question de la souffrance. Le Bouddha répond que l’être humain souffre parce qu’il désire des choses auxquelles il ne peut pas accéder ou qui n’existent pas, l’éternité par exemple, l’immobilité. Du coup, comme il y a un décalage entre la réalité et son désir, l’être humain est malheureux.

Les sages qui sont plutôt du côté hindou envisagent eux les choses un peu différemment et parlent de de dualité. La dualité justement entre ce noyau d’éternel qui est dans l’être humain, et la vie concrète. C’est ce qui fait souffrir. Leur but est d’aller vers la non-dualité.

En quoi le yoga joue-t-il un rôle dans cette division de l’être ?

C’est la dissonance entre ces deux éléments de l’être humain, le « soi » et le « moi », qui produit de la souffrance pour les hindouistes. Le travail consiste donc à rendre le « moi » moins opaque, plus transparent, plus inspiré par la dimension profonde de l’être, pour qu’il y ait une harmonie entre les deux, entre la vie changeante et l’absolu. Le yoga se propose comme un chemin pour ça.

Ceux qui ont composé les Yoga Sutras et rédigé les commentaires parlent ainsi du yoga comme d’une voie de libération. L’idée est de libérer l’être profond qui est comme enfermé dans l’enveloppe du corps et de le laisser rayonner, s’exprimer. Pour ça, il faut que le corps et le « moi » soient travaillés de l’intérieur, soient rendus plus fluides, plus transparents. Le yoga est un travail du corps et du « moi », du corps et des désirs, des passions.

Le yoga est un travail d’harmonisation ?

Oui, de transformation, d’allègement. L’idée est de nous alléger de ce qui nous enferme, de ce qui nous rend lourds, imperméables à un changement. Il y a quelque chose de très profond et de très important pour nous, Occidentaux, dans cette conception : l’idée qu’un même mouvement parcourt le corps et l’esprit, un mouvement qui ne soit pas réduit à une pure activité physique.

Ce qui explique l’importance de la respiration ?

La notion de souffle se situe sur les deux plans à la fois : le corporel et le psychique. L’unité est un thème qui est très fort aujourd’hui. L’unité de l’être, l’unité de l’individu, se sentir entier, en harmonie. Peut-être que les gens se sentent très morcelés

Pratiquer le yoga est donc très exigeant ?

Il y a une exigence de compréhension en fait. Une fois qu’on a compris qu’il s’agit d’un chemin de libération, qu’on l’a un peu intériorisé, la pratique prend du sens dans cette direction là. Mais s’il n’y a pas ce moment de compréhension, on peut en rester à une pratique purement physique, qui va être très bonne pour le corps. Ou mauvaise d’ailleurs si on excède ses capacités, parce qu’il y a des yogas qui sont extrêmement compétitifs.

Et alors, là, paradoxalement, ces yogas viennent renforcer une tendance dont les Occidentaux souffrent : le mythe du beau corps, qu’il faut absolument dompter. On va utiliser le yoga comme une manière plus raffinée que le sport pour satisfaire à ce volontarisme. C’est une dérive du yoga parce que, là, on asservit son corps. Le corps redevient une sorte d’objet sur lequel on peut imposer sa volonté. Le « moi » peut imposer sa volonté. Et donc le « soi » et le « moi » sont à nouveau séparés.

On reconstitue de la séparation…

Oui. Et il y a quelque chose qui nous turlupine à la Fédération nationale des enseignants de yoga, c’est une tendance aujourd’hui aux Etats-Unis, en Inde même, en Europe, à séparer le yoga et la méditation. Le yoga serait pour le corps, et la méditation pour l’esprit. Tout le monde ne dit pas ça mais certains défendent l’idée qu’il faut faire de la méditation tous les jours d’un côté, et que d’un autre côté on peut faire une pratique corporelle. Le yoga tel qu’il a été dessiné, présenté, structuré par les maîtres yogi, c’était tout à la fois. Ils n’auraient pas du tout compris qu’on mette d’un côté une pratique corporelle et de l’autre l’apprentissage des états méditatifs. On reconstitue aujourd’hui sans même s’en rendre compte un dualisme.

Car la pratique corporelle prépare aux états méditatifs ?

Oui, la pratique corporelle prépare évidemment aux états méditatifs. Quand on me demande mon avis sur la manière d’aborder la méditation, je conseille toujours – à moins qu’on soit déjà très avancé dans une pratique méditative – cet ancrage dans le corps. Et de préparer la pratique de la méditation par des exercices corporels. Contrairement à ce qu’on pense, la méditation n’est pas une sorte de fuite hors du corps, vers un pur esprit. Quand on écoute des témoignages de méditants qui sont encore vivants, ou qu’on lit les témoignages de grands méditants décédés, on s’aperçoit que, dans les états méditatifs, ils ont conscience d’être dans leur corps. Le corps n’est pas du tout abandonné. Ils ne s’en vont pas dans la stratosphère. Il y a une sorte de présence, mais calme, tranquille.

On s’aperçoit que le travail corporel, avec le rythme propre au yoga, avec cette harmonie entre la respiration et le geste, calme l’esprit. Ce qui fait qu’après un travail où les postures sont bien présentes, alors les états méditatifs peuvent être goûtés sans que l’esprit continue à s’agiter selon ses modes habituels.

Faut-il croire alors à une sagesse hindouiste pour pratiquer le yoga ?

C’est vraiment dans le cadre de l’hindouisme que le yoga s’est développé parce que c’est cohérent avec le point de vue de l’hindouisme. Pas avec le bouddhisme. C’est pour ça que les bouddhistes pratiquent peu le yoga.

Mais faut-il y croire ?

Il n’y a pas de « il faut ». Aujourd’hui, les croyances sont très individualisées. Et je crois qu’il y a à l’origine de la croyance actuellement un phénomène de résonance, c’est-à-dire que, quand vous découvrez une pratique ou la personne qui véhicule cette pratique, et que cela éveille en vous le sentiment profond d’avoir trouvé votre maison ou votre refuge, alors le phénomène de la croyance se peut se construire. Il s’accroche à ça. C’est très actuel. Avant, il y a cinquante ans, les religions étaient beaucoup plus institutionnalisées, c’est-à-dire qu’on vous disait ce qu’il fallait croire. Aujourd’hui, dans ce grand brassage des croyances, les contacts, la mondialisation des philosophies, des sagesses, beaucoup adoptent une croyance parce qu’ils sont touchés par elle. J’aime bien cette notion de phénomène de résonance. Comme quand on touche un diapason : ça résonne. Alors, après, est-ce que c’est une croyance qui va être durable ou pas ? Va-t-elle conduire à faire un travail sur soi ou pas ? Ca, c’est à voir.

Mais l’adoption du yoga n’est pas l’adoption d’une religion. On peut parler de spiritualité. Je préfère parler de sagesse parce que, pour moi, c’est plus une manière de vivre, une expérience de vie. Je pense que ça convient bien au mot de yoga.

Quelle est la relation aux autres dans cette sagesse ? Les pratiquants du yoga ne sont-ils pas centrés sur leur nombril ?

Nous projetons sur le yoga une problématique qui est la nôtre. Les Occidentaux ont une philosophie de l’action, et de l’intervention. Il faut toujours intervenir dans une situation. Cela remonte à la Genèse biblique, quand Dieu a donné à Adam la gestion du monde. Depuis, nous avons pris la gestion du monde. Nous nous sentons un devoir humanitaire d’intervention, dans tous les domaines. Et nous nous percevons comme altruistes quand nous agissons. Alors, si nous adoptons une démarche d’intériorisation, nous craignons de perdre cette démarche d’altruisme. S’intérioriser serait nécessairement se regarder le nombril et donc perdre l’autre de vue.

Les Orientaux ne se posent pas du tout la question comme ça. De multiples maîtres depuis Bouddha disent, en résumé : « travaillez sur vous et vous travaillez sur le monde », « travaillez pour le monde », « soyez plus heureux et le monde ne s’en portera que mieux », « commencez par vous développer vous-mêmes et le reste suivra. » Cette thématique est récurrente. Je crois que le nombrilisme renvoie à une peur qui est très occidentale.

Propos recueillis par Elsa Fayner

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