On veut être partout, tout le temps. Et on finit par ne plus rien choisir. Paul Zawadzki, docteur en sciences politiques à Paris I, a coordonné le passionnant Malaise dans la temporalité (Publications de La Sorbonne, 2002) et nous explique comment notre rapport au temps a changé et pourquoi il nous est devenu plus difficile de nous projeter et, donc, de décider. Ses conclusions rejoignent celle de Sylvie Granon, qui dirige l’équipe Neurobiologie de la prise de décision à Paris Sud, qui nous a raconté comment le cerveau faisait des choix. Quand philosophie et neurosciences se rejoignent.
A votre santé ! – Comment notre rapport au temps a-t-il évolué ?
Paul Zawadzki – C’est notre rapport au passé qui a d’abord changé. Longtemps, les Anciens ont servi de modèles, destinés à être imités. La Renaissance et tout l’âge classique ont professé le culte de l’Antiquité, le regard vers le passé, toujours jugé supérieur au présent. Le tournant décisif, illustré par la Querelle des Anciens et des Modernes, a eu lieu à la fin du XIIe siècle, et s’est conclu par une dévalorisation du passé.
La modernité naissante s’est ainsi constituée fondamentalement à partir d’un basculement futuriste du temps. En à peine deux siècles, le culte du présent toujours neuf, présomption du futur, a achevé de chasser celui du passé. L’inachèvement est devenu sacralisé. Il ne s’est plus agi d’être toujours plus avancé, plus mûr, mais de retarder le plus longtemps possible le vieillissement, voire la maturation. Et de passer le plus tard possible à l’âge adulte.
L’effacement du passé n’est donc pas très récent ?
Que le présent du passé tende à s’effacer, cela n’est pas nouveau en effet. La dévalorisation du passé au profit de l’avenir constitue l’un des traits les plus caractéristiques du monde sorti de la tradition. Mais ce monde sorti de la tradition, contrairement aux sociétés qui se concevaient comme immuables, s’est aussi construit dans l’expérience historique à proprement parler : l’avenir a cessé d’être verrouillé. Les hommes ont cessé de vivre ce qui s’était déjà passé pour vivre dans l’attente de ce qui devait advenir mais n’était pas encore advenu. L’attente ouvrait sur quelque chose qui n’était plus du champ de d’expérience.
C’est ce qui est en train de changer et, ça, c’est inédit. C’est cette crise du présent de l’avenir qui est propre à l’époque actuelle.
En quoi l’avenir est-il en crise lui aussi ?
Cet effacement de l’avenir est à relier au présentisme porté par la modernité mais plus précisément aussi à l’effacement des grandes figures idéologiques qui avaient noué leurs projets autours de catégories du temps telles que Progrès, Décadence, Révolution Tradition. Le contraste est particulièrement vif avec notre époque mélancolique, saisie par une fatigue post-moderne de l’Histoire, dégrisée du volontarisme révolutionnaire et de sa représentation prométhéenne d’accoucher l’histoire. On semble désormais se détourner de l’histoire avec un grand H. Nous voulons tout, tout de suite, s’impatientaient les murs parisiens en 1968 et l’on comprend que, face à cet appétit de vivre, le temps orienté vers l’avenir, temps d’espoir mais aussi d’attente, ait pu apparaître comme celui du manque, de l’incomplétude ou du désir réprimé.
Mais, actuellement, en ce début de XXIe siècle, cet effacement de l’avenir coïncide aussi avec la crainte, nouvelle par rapport aux Trente Glorieuses notamment, que l’avenir de nos enfants soit pire que notre présent.
Quelles sont les conséquences de ce présent sans passé ni avenir ?
Nous serions en train de passer du futurisme au présentéisme, comme l’écrit l’historien François Hartog : nous passons à un présent qui est à lui-même son propre horizon ; sans futur ni passé, ou générant presque au jour le jour, le passé et le futur dont il a besoin. Nous assistons au rétrécissement de l’univers symbolique de l’homme tombé dans la solitude de la vitesse ; le formatage d’un temps réduit à l’actualité. L’homme devenu pressé n’a de temps que pour les urgences. « Je n’ai pas le temps » veut dire « Vous ne m’intéressez pas ».
Alors même que nous n’avons jamais autant parlé de mondialisation, de cyberespace et de facilité des communications et des déplacements. Comme si le rétrécissement de l’espace s’accompagnait d’une compression inédite du temps. Libérés des contraintes de l’espace, serions-nous tombés sous le joug de la fatalité de l’urgence ? Je me le demande.
Mais pourquoi ce resserrement sur le présent rend nos décisions plus difficile à prendre ?
En un sens, la condition de l’homme actuel est à proprement parler tragique : il doit choisir, mais ne peut le faire, car il ne sait ni au nom de quoi, ni surtout en vue de quoi. C’est pourquoi il manque cruellement de temps. Il se pourrait que l’homme gère mieux la pénurie que l’abondance. Il a été plus habitué à la rareté qu’à l’excès.
Mais aujourd’hui certains – pas tous, c’est le moins que l’on puisse dire – font l’expérience de l’abondance : des choix, des désirs, des projets. Or l’homme ne sait ni choisir ni renoncer. Car, pour choisir, nous avons besoin de repères, de savoir quelles sont nos priorités, nos valeurs. Et pour cela, nous avons besoin d’un futur, imaginé, désiré, projeté.
Propos recueillis par Elsa Fayner
Pour aller plus loin
- « Nous ne nous projetons plus », entretien avec Sylvie Granon, qui dirige l’équipe Neurobiologie de la prise de décision à Paris Sud
- J’annule tout, un article sur cette manie d’annuler nos rendez-vous au dernier moment.
- Why time management is ruining our lives
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