“Bricoler avec son corps comme avec des objets n’est plus un interdit”

Dessin de Carole Maurel (carolemaurel.blogspot.fr).

Les Etats généraux de la bioéthique ont rendu leurs travaux après s’être penchés sur les avancées des technosciences en matière de  modification de l’ADN, de régénération tissulaire, d’intelligence artificielle, bref sur les « augmentations » du corps à visée médicale dans un premier temps, mais après ? Pour Jérôme Goffette, maître de conférences en philosophie des sciences en médecine à l’Université Claude Bernard Lyon 1, l’homme augmenté fait déjà partie de notre quotidien.

A vote santé! – Quand on parle d’ “homme augmenté”, de quoi parle-t-on ?

Jérome Goffette – Qu’est-ce qu’un être humain, tout d’abord ? Il y a deux grandes façons de voir. Ou bien l’être humain est un être déterminé, fixe, ou bien il est un projet, comme le voyait Jean-Paul Sartre. Je défends une position intermédiaire, car chaque être humain est à la fois un être et un devenir, tant au point de vue corporel que mental. Nous sommes façonnés et nous nous façonnons, mais nous ne le faisons pas à partir de rien.

Qu’est-ce qui change aujourd’hui alors ?

Ce qui évolue, aujourd’hui, c’est que l’on touche volontairement au corps. Avec la chirurgie esthétique, les puces implantées, mais aussi les psychostimulants pour les examens ou autres. Certes, déjà dans les années 20, Albert Londres parlait dans ses reportages sur le Tour de France du dopage des cyclistes. Dès les années 30, on discutait des limites à y mettre chez les sportifs. Mais aujourd’hui le phénomène se répand et prend de multiple formes parce qu’on a des moyens bien plus divers de modifier nos corps. Certains mécanismes sociétaux renforcent le phénomène, par exemple pour l’usage des psychostimulants (concentré de café, produits énergisants, amphétamines, ritaline, etc.). Parce qu’ils croient que les autres y recourent plus qu’ils ne le font réellement, une frange non négligeable de la population vit avec une pression à l’utilisation. C’est un vrai phénomène culturel, qui n’est plus émergent car il est en cours de diffusion, ce qui ne va pas sans poser des problèmes de santé publique (prise de risque, addiction, etc.) et des problèmes socio-politiques (concurrence déloyale et régulation).

Vous parlez de dopage, de produits stimulants, mais qu’en est-il des prothèses, des implants, des “prolongements” de l’être humain ?

Les implants mammaires sont devenus la deuxième opération la plus pratiquée en France. Il y a donc une banalisation, alors même que l’affaire PIP a montré un manque accablant de réglementation. Cette triste affaire n’est pas marginale. Elle concerne ou à concerné près de 750 000 femmes dans le monde, dont 35 000 en France. Dans notre pays, l’explantation des prothèses a dû être pris en charge par la Sécurité sociale. Ce type d’affaire pose deux questions : comment réguler la prise de risque et qui assume les risques quand ils ont un coût ? Ce n’est pas tant le principe de la chirurgie esthétique qui pose problème – certaines motivations ont leur légitimité : embellissement, estime de soi, projet de soi – mais le cadre qu’on lui donne pour le faire avec la prudence requise.

Par ailleurs, la prothétisation est aujourd’hui un univers proliférant : lunettes et lentilles de contact, implants dentaires, prothèses auditives, prothèses de bras ou de jambe, prothèses expressives du style Neurowear (oreilles de chat), etc. Certaines ont un but médical tandis que d’autres ont un but anthropotechnique. On peut parler d’une révolution prothétique, au sens d’une révolution culturelle, liée à la fois à la nouvelle habitude de considérer notre corps comme plastique, et à la réalité du vieillissement de nos populations, ce qui conduit à compenser des incapacités.

L’univers des prothèses regorge aussi de prototypes. par exemple, concernant les implants à commande cérébrale, qui permettent de diriger des prothèses directement, nous en sommes au stade du prototype avancé. Les utilisations sont d’abord médicales. Il s’agit par exemple de permettre à des personnes tétraplégiques de commander leur prothèse, comme cela a été fait en 2015 avec une patiente, pour son bras. Mais les usages non médicaux pourraient se répandre rapidement. Il pourrait être utile d’avoir deux bras de plus dans certains métiers… Les chirurgiens eux-mêmes sont intéressés et entrent dans cette perspective de prolongement de soi pour des blocs opératoires du futur où il est déjà possible de commander par ordinateur des micro-gestes. Toute cette technicisation est à la fois pratique et lourde – car elle peut buguer, et il faut de la maintenance.

Vous voulez dire que nous ne sommes pas loin de tous bricoler notre corps ?

Oui, dans la culture sociale, là aussi la bascule est en cours. Il y a 30 ans, l’idée de transformer son corps pour plus de performance était choquante. Aujourd’hui, la moitié des adolescents sont fascinés par l’augmentation du corps, et regardent des vidéos en ligne sur des super prothèses ou des séries qui les mettent en scène, comme si l’imaginaire de Super-Jaimie et de Steve Austin, ces séries bioniques des années 1970, avait fait son chemin. La relation à son corps, à son intimité corporelle, n’est plus abordée de la même manière. Bricoler avec son corps comme avec des objets est envisagé, s’est décomplexé. Ce n’est plus un interdit, ce qui pose les questions du pourquoi et du comment.

Qu’impliquent ces nouvelles possibilités pour l’être humain ?

Nous allons vers des vies plus compliquées. Parce que nous allons avoir de nouveaux soucis de la vie face à tant de possibilités et de choix. Mais aussi parce que les implants peuvent buguer, tomber en panne, et les substances peuvent avoir des effets inattendus, parfois à long terme, etc.

L’utilisation d’un outil modifie déjà notre carte corticale et sensorielle, qui l’intègre. Comment une prothèse qui prolonge la main va-t-elle faire évoluer cette carte corticale et sensorielle ? Si l’usage de la prothèse est le même que celui de la main, on devrait s’y retrouver. Mais s’il est différent? Si on vous ajoute un marteau-piqueur par exemple, deux bras supplémentaires, ou une perception augmentée ? Le retentissement sur soi n’est pas évident. Tout cela va demander d’amadouer les usages et de développer des apprentissages. De plus, l’habitude de faire un geste différent ou de percevoir différemment s’installe en nous : que se passera-t-il quand la prothèse ou la substance ne seront plus à votre disposition parce qu’elles sont en panne, indisponibles, périmées, ou désormais inadaptées à votre corps qui a changé ? Voilà le type de questions, parmi bien d’autres, qui vont nous concerner…Propos recueillis par Elsa Fayner

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