Pourquoi 8 médecins partirent 10 jours dans l’Himalaya

Elles sont médecins, infirmières ou psychologues. Pour s’inspirer et faire un pas de côté dans leur pratique, ces huit Françaises sont parties à Dharamsala, en Inde, à la rencontre de soignants tibétains. Reportage dans leurs pas pour comprendre ce qui a – vraiment – pu les pousser aussi loin.

Alors que le petit avion aborde les contreforts de l’Himalaya, la tête rousse d’Annick plonge vers son sandwich. Annick fait une phobie de la montagne, elle s’y sent oppressée. Elle préfère la plage et les 4×4 de Narbonne. Les hauteurs, elle a toujours évité. Pourtant, elle tient à cette expédition jusqu’à Dharamsala dans le nord-ouest de l’Inde. Au pire, si elle sent l’angoisse monter, elle sera bien entourée puisque ses camarades sont toutes médecins, infirmières ou psychologues.

Les huit femmes ont quitté leur cabinet, leur hôpital, leur vie cadrée, laissé patients, conjoint et enfants pour un voyage d’études particulier. Elles ont traversé 6500 kilomètres pour rejoindre cet écrin de verdure bétonné, accroché à la pente raide avec vue sur de somptueux sommets enneigés. Elles ont remonté la route sinueuse pour débarquer valises à roulettes à la main, lunettes de soleil sur le nez, apprêtées et maquillées au milieu des marchands ambulants, des fumeurs de joints et des ashrams du coin. But de la mission : un dispensaire dépouillé. L’équipe de choc doit passer la semaine à observer une poignée de médecins tibétains prendre des pouls, poser des ventouses, quand ce ne sont pas des picots brûlants, et prescrire des boulettes noires qui sont en fait des médicaments. A se demander ce qui peut bien les attirer là-dedans.

Photo Isabelle Célestin

Chaque matin, une demie-douzaine d’hommes et de femmes en tenue traditionnelle se réunissent dans l’un des cabinets, sur de solides bancs en bois, pour entonner des mantras. Voici les médecins tibétains. Les plus jeunes lisent les paroles, les autres les récitent les yeux fermés. Les huit voyageuses se sont glissées dans la petite pièce maintenant pleine à craquer. Annick voudrait photographier. Anne-Sophie sourit, aux anges derrière ses lunettes, les joues aussi roses que son tee-shirt, tandis que la sportive Edwige cesse de tout observer pour se laisser aller, la respiration de plus en plus ample.

C’est le but de cette demie heure : que les praticiens tibétains énervés se calment et que ceux qui sont mal réveillés s’excitent. L’idée est de « se mettre à l’unisson », a expliqué la dorctoresse la plus âgée, sans préciser s’il s’agissait de s’aligner entre soignants ou avec les patients. « Ca doit être les deux », ont estimé les visiteuses en prenant des notes. Isabelle a beau connaître la scène, elle est toujours aussi captivée. La dynamique organisatrice vient pour la huitième fois au Men-Tsee-Khang, l’Institut de médecine et d’astrologie tibétaines, qui a suivi le gouvernement dans son exil. Cette année, elle a voulu partager l’expérience.

D’où ce voyage, auquel seules des femmes se sont inscrites. Isabelle est psychologue-psychothérapeute au Kremlin-Bicêtre et dans un centre qu’elle a créé à Paris, l’IFPPC, qui regroupe plusieurs praticiens. Depuis son périple de l’an dernier, elle propose à ces collègues un temps commun, non pas pour chanter des mantras mais pour expérimenter l’une des spécialités de chacun. Ca peut être l’hypnose, le yoga, le qi gong, le massage, etc. Isabelle trouve que ça a bien marché. « Quand un médecin est fatigué, il y en a toujours un autre qui est plus en forme et qui prend le relais. En fait, le groupe permet de porter. » C’est l’idée du déplacement : non pas d’importer une technique exotique dans les cabinets et les hôpitaux occidentaux, mais de « se laisser inspirer », de « faire un pas de côté » dans une quotidien bien chargé et régi par la technicité.

Photo Isabelle Célestin

Le premier patient de la journée est accueilli par l’un des jeunes médecins tibétains. Celle-ci a une trentaine d’années, l’air de sortir du lycée mais pose ses doigts avec assurance sur le poignet. Avec fierté, l’élégant visiteur a accepté que les observatrices assistent à sa consultation. L’homme vient de Delhi, il est de passage ici et il n’a pas annoncé de quoi il souffrait. Il voudrait voir ce que la Tibétaine peut deviner. « Vous prenez des médicaments pour le diabète ? » demande-t-elle en hindi. C’est le cas. « Pour le cœur également ? » Il confirme. Elle regarde dans le vide, solidement installée dans sa grande jupe, son épais tablier et sa chemisette. Ici, pas de blouse blanche. Pas de distance non plus entre soignant et soigné. Pour prendre le pouls, elle a fait venir le patient plus près. Ils sont maintenant tous les deux penchés, les têtes prêtes à se toucher. Les visiteuses se font des clins d’oeil pour se le signaler.

Mais voilà qu’une vieille femme écarte le rideau et déboule, son ordonnance à la main. C’est ensuite au tour d’un jeune moine, en pourpre et safran, de passer la tête. Il souffre du ventre. Ca à l’air urgent – il a le visage tout blanc – mais il attend stoïquement. Pas de quoi troubler le touriste indien, de plus en plus préoccupé. « Ce sont des médicaments occidentaux que vous prenez ? » Il hoche la tête. « … vous avec un point douloureux en bas du dos, à droite. » L’homme est stupéfait : il souffre d’une sciatique. Murmures dans l’assistance. Le médecin éclate de rire.

Annick n’a pas pris de notes. Elle ne sait pas trop ce que la séance peut lui inspirer dans son quotidien de psychologue du travail. Déjà qu’elle ne sait pas trop pourquoi elle est là. Elle est tombée sur le voyage par hasard. Quelques temps avant un mariage, elle cherchait sur internet « comment maigrir sans rien foutre ». Elle avait pris du poids après avoir arrêté de fumer. De lien en lien, elle a découvert l’hypnose médicale. Pour le boulot, elle s’y est intéressée, a cherché à se former, pour découvrir l’IFPPC, qui organise le voyage. C’est ainsi que la Narbonnaise s’est retrouvée dans l’avion, sans avoir perdu un kilo, mais en quête d’une manière un peu différente de travailler. Moins épuisante, plus épanouissante.

Anne-Sophie aimerait bien elle aussi en trouver. Infirmière en cancérologie, elle accompagne les patients en chimiothérapie. Pour soulager les angoisses, les nausées, les vomissements et préparer l’après, il lui arrive d’utiliser l’hypnose. La prise de pouls des Tibétains, cette sorte de transe rapide et puissante, pourrait l’inspirer. Mais ce sont surtout les chants qui l’ont marquée. Elle se découvre tellement sensible à ces vibrations, ça lui donne des frissons. Une vraie révélation. Edwige aussi s’est entichée des mantras. Elle reviendrait bien chaque matin écouter. La trentenaire aux yeux clairs a beau être spécialiste de la douleur à l’hôpital, elle n’est pas spécialement venue se renseigner sur le traitement de la douleur ici – « Au Tibet, on n’est pas douillet. Une maladie, c’est le karma », lui a-t-on de toute façon répondu -, elle est plutôt à la recherche d’un cocktail particulier : quelques gouttes de culture, une rasade d’apaisement et une bonne dose de spiritualité. A déguster à plusieurs pour plus d’effet. Ca tombe bien, plus les jours filent et plus il s’avère que ses consoeurs sont aussi là pour ça en réalité.

Photo Isabelle Célestin

« Vous n’auriez pas une Vijaya ? » s’enquiert Anne-Sophie, qui entre dans chaque boutique de la rue principale, tandis qu’Edwige fait résonner les bols tibétains un par un, jusqu’à trouver le bon son, celui qui lancera sa méditation. « Je cherche un Vijaya… » C’est son thème astral qui a désigné le demi-dieu à Anne-Sophie, gardien de la demeure de Vishnu. Le Men-Tsee-Khang regroupe la médecine et l’astrologie tibétaines. Les huit femmes ont donc donné la date, l’heure et le lieu de leur naissance – personne ne les y a forcées, elles se sont toutes précipitées – pour apprendre deux-trois choses sur leur passé, sur leur avenir, mais aussi sur la divinité qui peut les protéger. D’où la quête de l’amulette. Anne-Sophie vient de se faire rouler. Un marchand lui a vendu une Vijaya qui n’en était pas. Mais elle finit par dégoter une délicate statuette, dûment identifiée, à poser sous les drapeaux tibétains qu’elle vient d’acheter, une fois rentrée chez elle. Serait-ce là l’effet indien ? Ce qui est sûr, c’est que des emballements qui auraient pu paraître extravagants s’imposent dans les effluves d’encens et de raviolis au mouton, à l’abri des hauts sommets, logiques et évidents.

A peine Anne-Sophie pose-t-elle un pied dehors qu’elle s’immobilise, comme pétrifiée. Elle s’apprêtait à se procurer avec Annick des bouteilles de vin pour le dîner. Mais la route est bloquée, la foule se masse sur les trottoirs. Le Dalaï Lama va passer. Au loin, sous le soleil de midi, la voiture avance au pas. Anne-Sophie retient son souffle. Le convoi s’approche. Le vieil  homme se tient à l’arrière, il agite la main, sourit aux passants, passe tout près. L’infirmière s’effondre en larmes. Un moine juste à côté, ému, esquisse un geste pour la prendre dans les bras. Annick elle aussi doit être troublée puisqu’elle prend le chauffeur en photo plutôt que le passager. Ca fait bien rire l’équipe le soir au dîner. Si ce n’est que celles qui ont raté le défilé sont dégoûtées. Elles auraient adoré croiser l’homme aux lunettes fumées. Annick sort deux bouteilles de vin rouge de son sac. Anne-Sophie a déjà descendu une grande bière, elle qui ne boit jamais. Les fous rires commencent à fuser.

Par Elsa Fayner, reportage publié dans Grazia le 19/06/2015

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