
On veut être partout, tout le temps. Et on finit par ne plus rien choisir. Comment en est-on arrivés là?
Eric peste. Le prof de yoga aimerait au moins être prévenu. Le nouvel élève s’est annoncé quatre fois par texto mais, ce matin, au cours de 7h30, il a visiblement déclaré forfait avant même d’avoir essayé. Laura est bloquée par la rage de dents de son mari et Mathieu n’a pas prévenu mais il vient de débarquer. Les salutations au soleil se feront en petit comité, observe Eric Garmirian qui, depuis deux ou trois ans, remarque “une plus grande difficulté des élèves à s’engager”. Même constat à quelques stations de métro de là au centre d’aquabiking Popincourt: les clientes ont beau être obligées de réserver sur le net, elles bloquent plusieurs créneaux – le nombre de vélos est limité – mais ne viennent pas. “Il y a même des spécialistes qui débarquent le seul jour où elles n’ont pas réservé !” sourit la codirectrice Ludivine Prost. “Je crois qu’elles sont trop demandées…”
Trop connectées peut-être aussi. « Vous avez trois événements ce samedi”, rappelle aimablement Facebook dès le jeudi. Un anniversaire, un concert, une fête de PACS. Le choix est fait: la place de concert est réservée depuis longtemps. « Cyril, Léa et Myrtille ont l’intention d’assiser à Anninversaire ce soir près de chez vous », relance le réseau social le jour venu et la détermination commence à s’effilocher. L’après-midi fait place aux regrets. 19 heures sonnent et les hésitations se pressent. Pas de cadeaux, pas de bouteille à apporter, mais un billet qu’il ne sera bientôt plus possible de revendre sur un site dédié. L’anninversaire permettrait de passer au PACS, c’est dans le même quartier. Quelques textos et voilà le parcours élaboré, chronométré en fonction de qui passe où et à quel moment. Adieu concert, adieu plaisir solitaire. Si ce n’est que Léa ne viendra souffler les bougies que si Cyril y va, qui lui-même attend de savoir si Myrtille a bien décommandé.
Trop connectés
Et voilà comment les soirées peuvent osciller entre jeu de dominos et émission de téléachat – “Ne ratez pas l’affaire du siècle! Il sera bientôt trop tard!” -, l’annulation sans anticipation devenant d’ailleurs le dernier symptome en date d’un concept inventé au début des années 2000 par le marketing. Le FOMO, pour fear of missing out, ou la peur de passer à côté de quelque chose, a mis plus de dix ans à se répandre, le temps que les smartphones atteignent la majorité des foyers. Il décrit cette nouvelle manie qui fait que nous voudrions être tout le temps partout à la fois. « Certains n’en avaient pas besoin, leur imagination leur suffisait pour penser qu’ils passaient en permanence à côté de quelque chose”, remarque la psychologue Isabelle Célestin-Lhopiteau. « C’est un mode de fonctionnement mental que tout le monde n’a pas. » Seulement, aujourd’hui, les opportunités s’offrent encore plus nombreuses et à notre portée, par notifications interposées. A l’insatisfaction et au besoin de courir pour combler le vide se sont ajoutés le zapping permanent, le surbooking et l’incapacité à être attentif à ses interlocuteurs parce qu’il y a toujours mieux à faire, partager l’instant présent sur les réseaux sociaux par exemple. Au risque de s’épuiser à ne jamais vraiment en profiter.
« Une fois, j’ai annulé des vacances au ski alors que les copines étaient dans le train pour partir, confie Axelle. J’ai dit que j’étais malade. J’avais la flemme en fait.” La trentenaire travaille sur elle pour contrôler son caractère impulsif et, si la veille encore elle a décommandé une amie – elle avait oublié l’anniversaire de son mari -, elle a prévenu trois heures à l’avance. Un progrès. Finies les excuses alambiquées, qui développent pourtant une certaine créativité. De “Je t’ai envoyé un texto, tu ne l’as pas reçu? J’ai dû l’envoyer sur ton fixe alors…” à “Mais j’ai sonné en bas de chez toi toute la soirée!”, chacun a son lapin à raconter. « Certains ne s’embêtent même plus à mentir », remaque Marie, « Ils disent qu’ils avaient complètement oublié et qu’ils ont pris d’autres engagements depuis. » Mais ce qui trouble le plus cette cadre de banque, c’est “le copain qui t’appelle pour caler un dîner parce qu’il va passer une semaine dans ta ville mais qui ne t’accorde qu’un café finalement parce qu’il a trouvé mieux entre temps”.
Autre technique, confie Carmen : ne pas confirmer le rendez-vous, voire ne pas donner d’heure. La journée passe et aucun des interlocuteurs ne se manifeste. Le rencard tombe dans une faille, de lui-même. “A aucun moment, je n’y renonce vraiment, mais à aucun moment je ne m’y projette non plus”, observe la réalisatrice. C’est bien là le secret.
Besoin d’un filtre
“Si nous ne prenons pas le temps de ressentir ce que nous allons éprouver à la réalisation d’un acte complet, il y a peu de chance pour que nous l’effectuions”, explique Sylvie Granon, qui dirige l’équipe Neurobiologie de la prise de décision à Paris Sud. “Si à chaque fois que nous sommes en train d’anticiper, une autre possibilité arrive, alors c’est reparti pour un tour. Les émotions deviennent contradictoires, se brouillent et il nous est difficile de décider”.
Il faut que dire que la structure cérébrale responsable de la prise de décision est celle qui mature le plus tardivement chez l’être humain. A l’adolescence, elle est en plein
développement, d’où la difficulté à cet âge-là à filtrer les motivations extérieures et notamment les sollicitations sociales, auxquels les jeunes sont particulièrement sensibles. Pour une bonne raison: c’est l’âge auquel la fertilité est la plus grande. Le cortex préfrontal atteint néanmoin
s son plein fonctionnement à 21 ans. A partir de là, en théorie, les décisions se font plus facilement. “Je ne sais pas si nous restons adolescents plus longtemps”, anticipe la professeure en neurosciences. “L’abondance d’informations nous fait peut-être perdre en capacité à anticiper…”
Il se pourrait que ce soit même devenu le mal de notre époque, redoute Paul Zawadzki, docteur en sciences politiques à Paris I. “A l’heure où nous n’avons jamais autant parlé de mondialisation, de cyberespace et de vitesse, le rétrécissement de l’espace s’accompagne d’une compression inédite du temps », remarque-t-il dans Malaise dans la temporalité, avant de demander : « Libérés des contraintes de l’espace, serions-nous tombés sous le joug de la fatalité de l’urgence? » Un joug temporaire pour nous qui avons connu dans l’Histoire la pénurie plutôt que l’abondance? Le philosophe l’espère: débordés par nos désir et nos projets, peut-être vivons-nous cette période pendant laquelle nous ne savons plus ni choisir ni renoncer puisque nous ne savons plus – faute d' »images d’avenir » réinventées – ni au nom de quoi, ni en vue de quoi faire des choix.
Elsa Fayner, article paru dans Le Monde, le 01/04/2016.
Pour aller plus loin
- « Nous ne savons plus choisir », entretien avec Paul Zawadzki, docteur en sciences politiques à Paris I, a coordonnée le passionnant Malaise dans la temporalité (Publications de La Sorbonne, 2002) et nous explique comment notre rapport au temps a changé et pourquoi il nous est devenu plus difficile de nous projeter et, donc, de décider.
- « Nous ne nous projetons plus », entretien avec Sylvie Granon, qui dirige l’équipe Neurobiologie de la prise de décision à Paris Sud.
- Why time management is ruining our lives
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