« Pour moi, il était contradictoire d’être intelligent à l’école et pas en conduite »

Dessin de Carole Maurel (carolemaurel.blogspot.fr).

Pourquoi certains obtiennent le permis de conduire en 20 ou 30 heures quand quelques uns ont du mal à le décrocher en 60 heures, voire 80 heures ? Georges Hoareau, moniteur d’auto-école depuis 40 ans, a appris à identifier ce petit groupe d’élèves d’un genre particulier. D’abord mis en échec en tant que formateur, il s’est mis à essayer de les comprendre. Qu’est-ce qui se joue pour eux, intellectuellement, psychologiquement, et même physiquement ? Quelles solutions peuvent leur être proposées ?

A votre santé ! – Comment avez-vous commencé à vous intéresser à ces élèves qui ont beaucoup de mal à conduire ?

Georges Hoareau – Cela est dû à mes propres échecs pédagogiques avec ces élèves très diplômés. Pour moi, il était contradictoire d’être intelligent à l’école et pas intelligent en conduite. La plupart des gens passent l’examen en 20 ou 40 heures. Mais je voyais ces élèves qui revenaient, des heures et des heures, sans sembler progresser. Les collègues se résignaient, en disant « c’est un intellectuel, ce n’est pas un manuel ». Mais ce n’est pas là le problème : la plupart des « intellectuels » n’ont pas de problème d’apprentissage de la conduite.

Alors qu’est-ce qui empêche ces élèves d’apprendre à conduire ?

Chaque personne est un cas particulier mais on peut supposer qu’un certain nombre de facteurs sont communs à ces élèves et qu’ils relèvent, par exemple, d’une peur d’assumer les responsabilités inhérentes à la conduite, laquelle va inhiber le dispositif physiologique et psychologique de l’apprentissage. Mais cela peut aussi être une difficulté psychologique de se gérer en mouvement dans un environnement qui est en mouvement lui-même. Il y a plein d’hypothèses possible. Concrètement, ces personnes manquent de confiance en elles, manquent de confiance en l’autre, et ont des difficultés à prendre des décisions rapidement dans le contexte de la route.

Je vois bien en quoi ces conducteurs manquent de confiance en eux, mais en l’autre ?

C’est un cercle : pour avoir confiance en l’autre – dans le moniteur pour commencer -, il faut avoir confiance en soi ! Et c’est un problème que de ne pas avoir confiance dans le moniteur parce que toute consigne ou tout conseil que donne celui-ci est alors systématiquement l’objet d’un conflit, très souvent en pleine situation de conduite. Et ce conflit, parfois l’élève l’extériorise. C’est alors un débat, puis un rapport de force.

L’élève dans ce cas-là, cherche une solution au problème posé par la situation, mais il n’en trouve pas, sauf celle de ne rien faire qu’il justifie souvent par « je préfère être prudent ». Il hésite, il refuse la consigne du moniteur ou agit à contre-temps. Il s’en suit blocage, stress et colère.

Pour gérer son angoisse, il gagne du temps. Il veut savoir « pourquoi » avant d’apprendre à faire, alors que ce « pourquoi », souvent, ne se comprend qu’avec les tripes, c’est à dire avec l’ensemble des sensations vécues dans l’action. Il existe en effet des « pourquoi » qui relèvent d’abord du vécu et, ensuite, de l’intellect.

J’ai encore eu une élève ce matin, une enseignante, qui était incapable de prendre une décision d’insertion aussi longtemps qu’elle avait un autre usager dans son champ de vision. Or, des voitures dans un giratoire embouteillé, il y en a en permanence. À chaque fois que je lui demandais de s’insérer, elle refusait, elle me disait « attendez, attendez ! ». Or, un savoir-faire s’apprend en faisant, pas en attendant. Dans ce cas, il faut que l’enseignant force un peu les choses ; c’est une prise de risque psychologique mais il le faut. Le développement passe par là.

Qu’avez-vous avec cette élève qui ne voulait pas s’engager dans le giratoire embouteillé ?

Dans ce cas-là, je me montre déterminé et exigeant et l’élève finit par démarrer, s’insérer et vivre – avec panique – la situation. C’est en cela que je parle de rapport de force, lequel est épuisant pour moi alors que l’élève, de son côté, est paniquée. En terme de conduite, c’est une situation habituelle et incontournable étant donné que cette compétence dans un tel contexte est régulièrement évalué en examen. C’est une élève qui a largement dépassé le nombre d’heures habituellement nécessaires à une formation et il est naïf de croire qu’elle deviendra compétente en restant à attendre que le giratoire se vide, ce qui n’arrive que la nuit.

Si on veut aller dans le détail de ce qui bloque l’élève, il y a par exemple les contradictions de règles : d’une part, celle qui oblige à céder le passage à l’usager engagé dans l’anneau, d’autre part, celle qui suppose une certaine efficience de la conduite en ne bloquant pas la circulation derrière nous si les voitures sont au ralenti dans l’anneau. Il y a aussi la peur de circuler en traversant devant plusieurs files de voitures à quelques centimètres, la peur de caler, etc. C’est en cela que la confiance est nécessaire. Quand elle est là, l’élève se fie à la compétence de l’enseignant, ce qui enlève l’inhibition liée à la panique et permet l’apprentissage.

Ces élèves ont des difficultés à prendre des décisions rapidement ?

Apprendre à conduire c’est apprendre à repérer et à hiérarchiser des « indices » – par exemple, le déplacement des autres véhicules – ou des signaux – comme les marquages au sol – et à les confronter à des prescriptions pour ensuite prendre une décision. Il semble que, contrairement à la majorité, ces élèves n’arrivent pas, malgré les répétitions, à intégrer ce schéma dans leur fonctionnement intellectuel.

Or, ce schéma est fondamental pour apprendre car il implique, d’abord, de faire une sélection de ce qui est nécessaire pour adapter la conduite et, ensuite, d’accorder de l’importance à certains indices, certains signaux et certaines règles au détriment d’autres. En son absence, tout est important, ce qui explique d’ailleurs cette hyper concentration de l’élève, ce regard qui fixe la route en l’état, au point que les mouvements eux-mêmes restent tellement fixés à la route qu’ils deviennent, semble-t-il, impénétrables à l’esprit. Quand tout est important, rien ne s’impose, d’où, souvent, une absence de décision ou une décision totalement inappropriée.

C’est vrai que, parfois, tout paraît imprévisible et inorganisé sur la route…

La maîtrise du déplacement des autres véhicules, notamment, est toute relative – elle consiste à établir une échelle de probabilité de comportements divers -, mais elle est primordiale dans le processus de prise de décision. Or, c’est bien cette prise de décision et la capacité d’enchaîner l’action conséquente qui constituent la conduite proprement dite et c’est probablement à ce niveau que rien ne va.

Mais, plongés dans la situation de conduite, ces élèves semblent être mentalement en cafouillage, dans un état où tout se mélange : c’est le désordre dans la compréhension et dans l’utilisation des informations, le désordre et l’indécision dans les procédures adaptées. La situation génère chez l’élève un état de stress, une peur de ne pas être à la hauteur, et le stress se renforce de lui-même puisque la suite des actions donne des résultats non conformes aux attentes. C’est ce défi qui attend le moniteur. Formulé en termes d’objectif pédagogique, cela donne : « être capable, en moins de 30 heures, de faire boire un âne dont le dispositif de soif est inhibé par la terreur ».

Ces élèves n’apprennent-ils pas de leurs erreurs ?

Certainement un peu, mais justement, l’erreur, loin d’être une source de développement, est difficilement assumée pour eux. A l’école, ils ont l’habitude de tout réussir, mais là, à l’auto-école, c’est l’inverse. Mais plus que l’erreur, à un niveau supérieur, c’est la responsabilité même de la conduite qui semble ne pas être assumée.

C’est-à-dire ?

Accéder à la conduite automobile, c’est parfois vécu comme un engagement très personnel et c’est cet engagement qui est vécu comme un risque : personne n’est là pour assumer à notre place la décision de faire ou de ne pas faire. Et cette décision, si elle est mal prise, est pleine de conséquences. C’est donc un double apprentissage : celui de la maîtrise d’un véhicule dans un environnement à risques et celui d’adulte qui prend une décision.

Ca ne doit pas être évident, ni pour eux, ni pour vous. Qu’avez-vous trouvé comme solutions ?

Il faut avant tout régler ce problème de confiance dans le moniteur. L’élève doit se mettre en position d’accepter, de se dire « si le moniteur me dit, alors je fais ». Sans faire semblant. Parce que, commencer par faire confiance au moniteur, c’est la condition sine qua non pour prendre confiance.

Mais cette confiance ne se décrète pas, elle ne peut émerger que d’une prise de risque. C’est à l’enseignant d’amener l’élève rapidement et sans tergiverser à faire des choses dont il ne s’estime pas capable, par exemple à accélérer franchement, à rouler à 100 km/h et à dépasser systématiquement les véhicules moins rapides, ou à s’insérer avec détermination dans un giratoire encombré. La répétition de ce genre de situations génère peu à peu la confiance nécessaire à l’acquisition d’une compétence.

Mais, pour cela, il faut s’imposer en tant qu’enseignant, ce qui n’est pas facile, sinon on commet une erreur professionnelle à mon avis. C’est dans l’intérêt de l’élève, malgré ses angoisses et ses stratégies. Et, à un moment, ça marche, l’élève passe un cap.

Au-delà de cette mise en confiance de l’élève, comment l’aidez-vous ?

Il s’agit de donner des procédures et des repères pour toutes les situations dans lesquelles il y a un conflit dans la tête de l’élève. Ces procédures, il faut que l’élève les connaisse et les rappelle en situation, d’abord verbalement, puis dans l’action.

Par exemple, avant d’aborder une intersection, je pose la question « quel panneau tu vois, qu’est-ce que tu fais ? » et l’élève doit répondre « je vois un panneau cédez-le-passage et je dois rester en seconde sauf s’il n’y a pas de visibilité ou s’il y a des voitures dans l’intersection, auquel cas, je passe la première ».

Cette procédure est répétée aux élèves, jusqu’à ce qu’eux-mêmes la répètent et l’intègrent, sans réfléchir. Idem quand on arrive sur une voie d’insertion, je leur demande ce qu’ils doivent faire et ils me répondent : « regarder, clignoter, accélérer ». En le disant, ils le font et ne se posent pas de questions.

C’est assez classique, ça, non ?

C’est simple mais ce n’est pas évident. Les enseignants ne sont pas formés à cette façon de procéder. Ce qui ne veut pas dire qu’ils ne savent pas bien faire leur travail, ils le font autrement. Mais moi, j’ai cherché une solution à un problème.

Obliger l’élève à formuler la procédure, puis de l’appliquer, est une façon de réduire les conflits quant à la bonne façon de faire. Et cette façon, pour qu’elle soit bonne, est tributaire du regard. Il m’appartient de vérifier que les apprentis conducteurs regardent vraiment, c’est-à-dire que leurs yeux bougent. Parce qu’avec les écrans qui se multiplient, les gens fixent durant des heures alors qu’en voiture il faut sans cesse varier le regard. Ce n’est pas le regard lui-même qui importe, c’est sa variation. Il faut parfois procéder à une sorte de rééducation en la matière et répéter en permanence « bouge tes yeux ! ». Toutes les 5 secondes environ, j’attends un regard aux rétroviseurs. Parce que, pour bien aller vers l’avant, il faut savoir ce qui se passe à l’arrière.

La répétition du geste, même sans le comprendre, permet qu’il soit automatisé ?

Pas tout à fait. Une bonne automatisation suppose de comprendre d’abord pour oublier ensuite. Mais le geste ne doit pas être répété n’importe comment. Très souvent nous, les moniteurs, enseignons en nous référant à notre propre geste : nous montrons comment nous faisons. Or, ce bon geste n’est que le point d’arrivée d’un processus d’apprentissage, ce n’est pas ce mouvement abouti qui doit être enseigné. On comprend aisément en effet qu’il ne saurait être à la fois abouti et appris. Dans un geste il y a plusieurs phases qu’on ne perçoit pas bien quand c’est quelqu’un d’expérimenté qui l’exécute.

C’est toutefois ce geste découpé et augmenté d’une certaine façon qui doit être enseigné mais, attention, dans un mouvement entier. Il s’agit d’enseigner le geste dans sa globalité en faisant marquer par l’élève les différentes phases du mouvement. C’est ce marquage, défini préalablement par l’enseignant, qui favorisera une bonne automatisation du geste car il ponctue chaque mouvement intermédiaire et l’inscrit ainsi dans la mémoire.

Par exemple, chacun peut prendre conscience que le passage du 4ème rapport de vitesse vers le 5ème (et inversement) nécessite de lâcher brièvement le levier lorsqu’il a été décroché vers le point-mort. C’est une chose de comprendre cela, c’en est une autre de comprendre qu’il convient d’enseigner ce « lâcher » qui se traduit très concrètement par la prescription « enlève (franchement) ta main du levier » quand celui-ci se trouve au point-mort pour l’accrocher ensuite à la position voulue.

La plupart du temps, l’élève-conducteur garde sa main en contact avec le levier comme le font les conducteurs expérimentés et comme le lui a montré son enseignant et, le jour de l’examen, l’élève rétrograde et saute directement de 5ème à 2ème. On s’empresse alors de mettre cela sur le compte du stress.

De même, pour apprendre à prendre un virage à droite, le moniteur préconise souvent de déplacer la main droite « à midi » sur le volant et de laisser celui-ci glisser dans la main gauche. C’est une sophistication du geste, parfaitement inutile pour bien conduire, les conducteurs expérimentés peuvent le faire correctement, pas quelqu’un qui prend une vingtaine d’heures de cours. Cette façon de faire est à proscrire, on handicape l’élève sans s’en rendre compte en voulant qu’il ait directement le geste « parfait ».

Avez-vous déjà dû conseiller à un élève d’abandonner la conduite ?

Non. Mais parfois les élèves arrivent chez moi avec 70 heures de pratique mais sans réelle progression et ils voudraient que tout soit réglé en 10 heures. Ce n’est pas possible car des habitudes et des stratégies inopérantes ont été cultivées et elles sont alors inhibantes. La limite est alors financière pour ces élèves.

Mais, sinon, quand on apprend, non pas les « bons » gestes, mais à marquer les phases-clé du geste, et aussi, à bien bouger les yeux et à gérer les obstacles, le reste suit.

Si on conduit rarement, on peut reprendre quelques leçons axées sur la maîtrise du véhicule pour prendre confiance en soi. Je conseille de le faire sur des voitures à boîtes de vitesse automatique pour laisser de la place à la réflexion : la sécurité sera plus grande.

Propos recueillis par Elsa Fayner

4 commentaires

  1. Très intéressant cet article. Deux de mes petits enfants de la même fratrie ont raté 5 fois leur permis. Ils doivent repasser code et conduite et repoussent la reprise des cours. Je pense qu’ils ont autant de mal à s’insérer dans un rond point que de s’insérer dans la vie. A 25 et 22 ans, ils vivent tous deux encore chez leurs parents bien que leur formation leur permettraient de prendre leur indépendance.
    L’explication est claire Difficile aussi de trouver des formateurs de conduite qui soient un peu
    psychologues !

  2. Alors là, désolée de vous contredire : la difficulté de s’insérer dans un rond point n’a rien à voir avec la difficulté de s’insérer dans la vie professionnelle ou autre. La véritable peur vient du fait qu’en théorie on explique sur schéma le mouvement des véhicules conduits par des automobilistes qui conduisent « parfaitement » en respectant les priorités, etc. Or, quand l’élève conducteur arrive sur le terrain il voit que la majorité de ces conducteurs ne respectent aucune règle et prennent et font prendre tous les risques…D’où, la peur de mal faire, d’autant plus que la majorité des moniteurs paniquent dans ce genre de situations et s’énervent, ce qui déstabilise davantage l’élève conducteur qui ne sait plus quoi faire ou qui a peur de faire, puisque quoi qu’il fasse est contradictoire avec la prise de risque et les règles de conduite!

  3. Merci pour ce bel article. Je me reconnais beaucoup dans ces lignes et suis contente de constater qu’il existe des moniteurs qui ont le sens de la psychologie et de la pédagogie. De mon côté, je pense, en plus, être dyspraxique, ce qui n’aide pas. Je n’ai jamais été mise en difficulté pour aucun examen scolaire et ai toujours été une très bonne élève (un an d’avance, toujours 1ère etc.). À 35 ans, le permis de conduire est mon 1er échec et cela n’est pas facile à vivre. J’ai commencé sur une boîte manuelle et ai arrêté au bout d’une cinquantaine d’heures car je voyais bien que cela n’était pas possible pour moi de tout gérer en même temps. Je pense que mon moniteur aurait dû s’en rendre compte beaucoup plus tôt et m’orienter vers une boîte automatique au lieu de tout mettre sur le compte du stress. Je suis donc passée en boîte automatique et en conduite supervisée avec mon compagnon et ai bien progressé. J’ai fait une vingtaine d’heures avec ma nouvelle formatrice (habituée aux personnes avec handicaps divers) et une centaine d’heures en supervisée. Malgré cela, j’ai échoué à mon examen. Je vais continuer de travailler et espère obtenir mon permis la prochaine fois. Souvent j’envie les gens pour lesquels la conduite semble être une évidence…

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