Jusqu’où s’investir dans le travail pour préserver sa santé ?

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Dessin Cesan

A votre santé ! initie le débat sur l’investissement dans le travail avec Christophe Dejours et Philippe Davezies.

Pour Christophe Dejours, professeur de psychologie au Conservateur national des arts et métiers (CNAM), travailler, c’est faire l’expérience du réel, s’y heurter, et souffrir. L’investissement dans le travail peut donc mener à encore plus de souffrance ou au plaisir, si le travail est reconnu.

Tandis que pour Philippe Davezies, enseignant-chercheur en médecine et santé du travail à l’université Claude-Bernard Lyon I, au contraire, le travail est en lui-même, dès le départ, source d’émancipation. Entretiens successifs.

A votre santé ! – Le travail est-il d’abord souffrance pour vous?

Christophe Dejours – Travailler, c’est faire l’expérience du réel, de l’échec. Il y a donc de la souffrance, quand le travailleur n’arrive pas à réaliser correctement sa tâche, qu’il apprend, qu’il fait des essais. Le génie de l’intelligence ne se déploie qu’après avoir dominé, dépassé cet échec.

Faut-il conseiller alors aux travailleurs de s’investir, de s’approprier leur travail pour aller bien ?

Christophe Dejours – L’investissement dans le travail peut avoir deux conséquences. La souffrance initiale peut pousser vers la maladie mentale, ou au contraire vers une transformation favorable à la santé.

Quels sont les éléments qui orientent la transformation ?

Christophe Dejours – Deux éléments s’avèrent déterminants dans ce devenir de la souffrance. La reconnaissance par soi-même de son travail, tout d’abord. la satisfaction à trouver la solution à un problème, à débloquer une situation, à progresser.

Deuxième élément : la reconnaissance des autres, hiérarchie et collègues. Quand l’obstination, l’endurance, la qualité du travail sont reconnues, par un jugement d’utilité ou de beauté, la souffrance se transforme en plaisir. En revanche, quand l’organisation est déloyale envers le salarié, la santé mentale se détériore.

Or, plus on est investi dans son travail, plus on est sensible. C’est là que le risque pour la santé mentale est le plus grand. Ceux qui se suicident au travail sont les trahis de l’entreprise, ceux qui ont beaucoup donné. Il y a donc un risque à l’investissement au travail. Et ce risque augmente avec l’augmentation de la déloyauté de l’entreprise, et de l’État en ne faisant pas respecter le droit du travail


Dessin Cesan

A votre santé  ! – Pour vous, le travail n’est pas souffrance en soi ?

Philippe Davezies – Le travail part toujours d’une situation aliénée, c’est-à-dire soumise à des normes prescrites par l’extérieur. Le nouvel arrivant doit s’y plier au départ, il doit tout faire pour appliquer la consigne. Il a peut-être même peur de ne pas garder son emploi. Il déploie alors toutes les ressources de sa sensorialité, de l’intelligence de son corps, pour y parvenir. C’est ce qui se passe au début. Il poursuit des intérêts individuels. Puis, une fois que le travailleur maîtrise sa tâche, il se met à dégager d’autres ressources, à poursuivre des intérêts plus collectifs. Il colore son travail de tous un tas d’éléments de son histoire. Il y met des enjeux sociaux. Il s’attache par exemple à entretenir son poste, pour qu’en cas de réparation, le mécanicien n’ait pas trop de mal. Il travaille en tenant compte des collègues en amont et en aval de son activité. Il fait intervenir des éléments de variable qui n’ont pas un impact sur l’application de la consigne, mais sur les autres membres de la chaîne. Il se donne des objectifs qui ont à voir avec l’effet de son activité sur les collègues, ou les remplaçants, ou les gens de la maintenance.Et cela provoque des émotions en lui, donc il continue. Car son monde s’étend. Le travailleur s’humanise, déploie son pouvoir d’agir et sa sensibilité.

C’est ce qu’il se passe quand les salariés s’investissent dans leur travail ?

Philippe Davezies – Tout à fait. Quand les travailleurs font du plus, ce n’est pas seulement dans le domaine instrumental. Ils ne se contentent pas de travailler plus d’heures, d’abattre plus de travail. Non, ils débordent encore plus la consigne, ils sont dans une plus grande tentative d’humanisation du travail.
Il n’y a pas besoin de reconnaissance, d’intervention d’éléments moraux, extérieurs. C’est dans l’activité même que se trouvent les ressorts de l’émancipation. C’est la dynamique même de l’activité de se déployer au-delà du rapport purement matériel à l’objet travaillé. Elle se développe dans un monde traversé d’enjeux sociaux, de notions telles que la justice. Quand une femme de ménage, dans un hôtel, effectue plus que son travail, c’est en pensant à la personne qui va prendre la relève, c’est en pensant aux clients, c’est en pensant à ce que représente un travail bien fait pour autrui.

S’investir dans le travail ne comporte donc pas de risques ?

Philippe Davezies – Le risque réside dans la pression de la hiérarchie pour ne pas s’investir justement dans son travail. La direction n’est pas favorable à ce que les salariés en fassent plus que la consigne, plus que ce qui est mesurable, et qui entre dans les statistiques que demandent les financeurs.

Propos recueillis par Elsa Fayner

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