La parole est aux éclopés

Dans ce drôle de tribunal, les clients ont le bras en écharpe ou le dos en vrac. Accidentés du travail, ils viennent grappiller quelques pourcentages d’incapacité. De quoi percevoir une meilleure indemnité que celle de la Sécurité sociale. Une juridiction sans moyen ou se croisent juges à la retraite et médecins véreux.

Dans ce prétoire au nom barbare – le tribunal du contentieux de l’incapacité (TCI) –, on arrive souvent seul, les bras chargés de radios et de certificats médicaux. Comme Lamri Mehmana.

Le président d’audience l’invite à les confier au médecin expert. Le magistrat décline son nom, son âge, sa profession et la date de l’accident du travail. C’est tout, ou presque. « Vous allez maintenant vous faire examiner », explique Jacques Gien, le président d’audience, en désignant du menton la pièce voisine.

Des stéthoscopes au tribunal

Examiner ? Lamri Mehmana se lève, docile. Depuis son accident, il est coutumier des stéthoscopes… Mais, dans un tribunal, il ne s’y attendait pas. Il se retrouve en sous-vêtements, de l’autre côté de la cloison Algeco, dans un cabinet modèle réduit.

Il y a trois ans, alors qu’il travaillait à la construction de l’hôpital Ambroise-Paré de Marseille, ce monteur échafaudeur s’est fait passer à tabac par quatre ouvriers, qui lui ont brisé deux rotules et amoché les côtes.

Une compensation au handicap à exercer son métier

S’est ensuivie une opération des genoux, quatorze mois d’arrêt et des douleurs permanentes à la cage thoracique, surtout quand il fait froid. « Même quand je passe au rayon frais des supermarchés, ça me lance terriblement », témoigne le jeune homme.

Suite à l’agression, le médecin de la Sécurité sociale a examiné Lamri Mehmana et a fixé un taux d’incapacité permanente partielle (IPP) de 4 %, estimant que cela correspondait au handicap à exercer son métier. Cela lui a donné droit à une indemnité de 1.540 euros. Plus le taux est élevé, plus le handicap est indemnisé grâce à un fonds financé par les entreprises.

S’il se retrouve aujourd’hui au douzième étage de la tour Méditerranée, au TCI de PACA (chaque région en possède un), c’est que le trentenaire espère voir son taux rehaussé. Et donc toucher davantage d’argent. Le « Graal » pour ces accidentés du travail : un taux d’incapacité de 10 %, seuil au-delà duquel l’assuré percevra une rente à vie, plus généreuse à terme que la « prime à la casse » perçue en une seule fois. De l’ordre de 907 euros par an pour un salarié payé au smic.

Des toilettes pour dames transformés en cabinet médical improvisé

Ici, la justice n’a droit ni aux grandes marches, ni aux colonnades antiques, ni à la salle des pas perdus. Depuis son déménagement en 2013, la juridiction est perdue dans un dédale de bureaux d’assurances. Une administration lambda aux murs blafards. Pierre Joxe, ancien ministre de l’intérieur, raconte, dans son livre Soif de justice (Fayard), avoir assisté à une audience dans un gymnase à Chartres. Les toilettes pour les dames se sont transformées en cabinet médical improvisé. « Je n’en croyais pas mes yeux du manque de moyens de la justice sociale », se souvient-il. « Au moins, il y a une salle d’attente et des fenêtres dans le prétoire à présent », s’accommode Franck Lapeyrere, président du TCI de PACA, assis derrière son petit bureau où trônent des codes du travail mais pas le moindre ordinateur. Il s’apprête à célébrer ses 79 printemps. Les magistrats retraités qui ont du mal à décrocher sont les seuls juges qui acceptent les vacations payés par la Sécurité sociale autour de 196 euros bruts la journée, pour présider cette juridiction au rabais.

Ce jour-là, dans la cité phocéenne, à défaut de magistrat disponible, Jacques Gien, ancien DRH des Assedic, préside l’audience dans une pièce épurée, qui ressemble davantage à une salle de classe miniature qu’à un tribunal. En guise de formation improvisée, Jacques Gien a suivi le quotidien du TCI pendant trois mois et les différentes affaires qui y sont traitées. Le président d’audience est entouré d’un représentant du patronat et d’un autre assesseur salarié ; tous trois portent une médaille attachée à un ruban vert, comme aux prud’hommes. D’ailleurs, on confond souvent les deux instances.

« L’agenouillement est difficile »

Au bout de dix minutes, le docteur Jean-Noël Coeroli réapparaît avec Lamri Mehmana. Il dicte son topo dans un charabia médical au « jury », comme il l’appelle, qui se fie uniquement à son diagnostic. « Deux liaisons provoquent des palpitations douloureuses à l’inspiration et à l’expiration liées au tabassage. Et l’agenouillement est difficile. » La reprise du travail de Lamri Mehmana est envisageable, à condition que son poste soit aménagé. « Aucune chance en intérim », souffle l’ancien échafaudeur.

Regard entendu du président d’audience… « De quoi vivez- vous ? », l’interroge-t-il. « Je touche 900 euros de chômage pour l’instant, les indemnités de l’Assurance-maladie se sont arrêtées d’un coup », fait savoir le jeune homme. L’assuré s’empresse d’ajouter s’être bien renseigné auprès de la Maison départementale des personnes handicapées : « Elle m’aurait trouvé un emploi correspondant à un handicap de 4 %, or je n’en suis pas capable », regrette-t-il. Le « jury » opine du chef comme un seul homme, pour signifier qu’il apprécie les démarches de l’ouvrier. Sa situation a été gelée pendant près de trois ans, suspendue au verdict du TCI. Qui suivra finalement le point de vue du médecin expert en décidant d’augmenter son taux à 9 %, lui donnant droit à une indemnité de 4 102 euros. « Beaucoup de dossiers concernent des IPP proches du seuil clé de 10 %, comme par hasard », fait remarquer Franck Lapeyrere. Les employeurs payeurs ont tout intérêt à ce que cette barre ne soit pas franchie, pour ne pas avoir à payer de rente à vie. La revue Santé & Travail a épinglé la Sécurité sociale pour avoir incité officieusement ses médecins-conseils à minimiser les taux d’incapacité dans un barème parallèle. Et donc, automatiquement, l’indemnisation accordée. Dans 65 % des cas – en 2013, les TCI ont rendu 9.703 décisions concernant les recours d’assurés victimes d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle –, ils attribuent un taux inférieur à 10 %. « La démarche était destinée à harmoniser la fixation des taux d’IPP, qui n’a pas été actualisée depuis 1983 et est appliquée inégalement selon les régions », se défend Dominique Martin, directeur de la branche AT-MP de l’Assurance-maladie, gérée paritairement. « Les employeurs sont à la manœuvre, ils ont des représentants dans les instances dirigeantes de la Sécurité sociale qui cède à leur lobbying », accuse, lui, Francis Meyer, juriste à l’Institut du travail de Strasbourg.

Le gros oeuvre a fini par lui ronger la santé

C’est au tour de Mourad Kenrini, Tunisien au français encore hésitant. A 44 ans, le gros œuvre a fini par lui ronger la santé. Visiblement noyé dans les sigles et les chiffres, il est venu accompagné d’une avocate, qui ne semble pas franchement plus avancée… Elle se perd dans la montagne de certificats de son client. Si elle parle le « juridique » couramment, la jeune femme ne maîtrise pas le jargon des blouses blanches. « Les avocats ont peu de marge de manœuvre, le contentieux est purement médical », reconnaît-elle elle-même, seule robe noire de l’étage.

En général, leurs honoraires varient entre 500 et 2 000 euros pour une assistance au TCI. Le recours de Mourad Kenrini sera rejeté. Il aurait aussi pu se faire assister d’un médecin, dont l’efficacité est davantage prouvée « pour expliquer ce qu’induisent les complications médicales sur des situations de travail », assure Arnaud de Broca, secrétaire général de la FNATH, l’association des accidentés de la vie. Avant de mettre en garde contre les tarifs, qui ne sont pas censés dépasser les 250 euros.

Racolage actif

Stéphane Marchasson, technicien réseau de SFR, a payé 400 euros pour se faire épauler par une professionnelle de la santé spécialisée dans les recours. « Cela prend du temps de préparer le dossier médical en amont », se justifie le docteur qui, pourtant, rencontre Stéphane Marchasson pour la première fois dans la salle d’attente du tribunal, quelques minutes à peine avant l’audience…

« Deux praticiens rôdent régulièrement dans les couloirs pour racoler des clients », dénonce Patrick Kintz, président du TCI de Strasbourg. Dans la le d’attente de celui de Paris, un docteur spécialisé dans les contentieux a pour habitude de crier à qui veut l’entendre qu’« il faut absolument se faire assister d’un médecin pour avoir une chance de peser dans la décision ». Les visages des assurés non accompagnés se décomposent. Certains oublient un temps leurs problèmes d’argent et demandent à être défendus au pied levé. « Ces docteurs exigent 600 euros par assuré et, parfois, en enchaînent trois dans la matinée », se désole Marie-Claude Martin, une magistrate de ce TCI. « Il y a un business de médecins véreux. Ils protestent des personnes, surtout étrangères, qui ne comprennent rien aux procédures », renchérit Me Michel Ledoux, l’avocat des martyrs de l’amiante, un habitué de la procédure.

600 euros par mois

Patrick Pelegrino, chauffeur livreur robuste, cheveux et barbe poivre et sel, entre à son tour au tribunal. « Vous souffrez d’une épicondylite au coude gauche… Non… Droit », se perd Jacques Gien dans sa présentation. « Les deux, pas de jaloux », l’éclaire Patrick Pelegrino, assis les mains jointes sur la table, laissant apparaître ses coudes enflés. Pendant qu’il passe sa « visite médicale », le « jury » débriefe le dossier. « Mon compagnon de tennis était également atteint d’une inflammation des coudes, il pouvait jouer quand même », glisse l’assesseur employeur. « Lui ne livrait sûrement pas des paquets à longueur de journée », lui rétorque l’ancien DRH.

En arrêt maladie pendant un an, Patrick Pelegrino touchait seulement 600 euros par mois. Cela, il l’a souligné au TCI. Il n’a pas ajouté que c’était insuffisant pour assurer les traites de la maison que sa femme et lui s’étaient offerte dans les quartiers nord de Marseille, entre deux cités. Ils l’ont vendue. « On n’est pas SDF, mais presque. On vadrouille dans la famille. Et avec des bulletins de salaire à zéro euro, ce n’est pas possible de trouver une location », constate en aparté, amer, le quinquagénaire. En attendant de voir examiner son dossier pour son trouble musculo-squelettique, maladie professionnelle la plus répandue en France, il a dû reprendre la route. Il espère ainsi se construire un nouveau nid douillet et s’envoler de celui des enfants. Il apprendra par La Poste avoir obtenu 2 % d’incapacité pour chaque bras. En 2003, quand les TCI ont été réformés, les délibérés étaient rendus dans la foulée. Jusqu’au jour où« un assuré est descendu de sa voiture sans boiter et a récupéré des béquilles dans le coffre. Là, il s’est mis à traîner la patte pour entrer au tribunal, se souvient un assesseur. Son taux n’a pas été relevé. Il s’est servi de ses bâtons pour tenter de frapper les anciens qui présidaient l’audience, j’ai dû m’inter- poser ». Depuis, les requérants reçoivent la réponse par courrier re- commandé, sous quinze jours.

« Combien tu as eu? »

Dans la salle d’attente du TCI, chacun y va de sa blessure de guerre et compare le taux auquel elle ouvre droit. « Combien tu as eu ? », interroge systématiquement Benoît Bin, 40 ans comme s’il s’agissait d’une note à améliorer au repêchage. Aux 9 % annoncés par une jeune fille au cou totalement immobilisé dans une minerve, il com- mente qu’« il faut en avoir, des cicatrices, pour obtenir des pourcentages ». « Je ne vais pas passer ma vie avec ce dossier sous le bras », se décourage-t-il en soulevant sa chemise en plastique rouge, qu’il emporte dans la salle d’audience. Il en revient un quart d’heure plus tard, avec la tête d’un candidat qui sortirait d’un examen, peu convaincu de sa prestation. « J’aurais pu aller sur Internet pour savoir quoi répondre aux tests du médecin et faire du cinéma pour grappiller un taux d’incapacité plus important », regretterait presque ce démolisseur qui souffre d’une double hernie discale et qui repartira bredouille du TCI, comme 55% des requérants en 2013.

Les médecins et magistrats L’assurent, ils ne sont pas dupes, rodés par le dé lé de centaines d’assurés. Si Benoît Bin fait appel, il devra attendre deux ou trois ans que son dossier gravisse en n le dessus de la pile de l’unique Cour nationale de l’incapacité et de la tari cation de l’assurance des accidents du travail (CNITAAT) et monter à Amiens pour l’occasion. Sachant que dans trois cas sur quatre, elle conforme le taux fixé par la Sécurité sociale.

Sarah Laugier, 25 ans, est la dernière de la journée à passer. Ceux qui l’ont précédée lui souhaitent bonne chance. Son malheur à elle est arrivé il y a près de quatre ans. Lors d’une chute, le bras de cette ancienne femme de ménage dans une clinique a atterri sur une tasse. Du sang, une première opération, « une boucherie » selon elle, et la perte de l’usage de trois doigts de la main droite. Elle porte en permanence une attelle en fer et un sourire cynique, adouci par des fossettes d’enfant. Le TCI augmentera son taux de 12 à 30 %, un fossé. Cela lui donnera droit à une rente d’environ 5 500 euros par an, mais pas à un emploi. « Vous en connaissez beaucoup des patrons qui recrutent quelqu’un avec une pince en moins ? », interroge-t-elle en quittant le tribunal, son bras d’Edward aux mains d’argent en bandoulière. Lui parvient à en faire des merveilles, mais le personnage sort d’un lm ; elle, d’une cour des miracles.

L’article de Rozenn Le Saint été publié sur le site de M, le magazine du Monde

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