Soldats kenyans de retour de Somalie: « mon seul soutien a été la bouteille »

Dessin de Carole Maurel (carolemaurel.blogspot.fr)

Il n’existe pas de chiffres officiels ou, s’ils existent, ils ne sont pas rendus publics. Le phénomène est rarement nommé au Kenya et n’apparaît dans les journaux que sous la forme de faits divers comme celui-ci, paru dans le quotidien le Standard en mars 2016 : « Un soldat se pend après une mission en Somalie ». La question du syndrome de stress post-traumatique reste encore un sujet tabou au sein de l’armée de ce pays d’Afrique de l’Est. Et pourtant, les langues commencent à se délier. Entretien avec Byron Adera, ancien lieutenant des forces spéciales kenyanes, qui a lancé le « défi des 22 pompes » pour alerter les autorités.

L’armée kenyane, qui a contribué à nourrir de nombreuses opérations de maintien de la paix dans le passé, intervient en Somalie depuis octobre 2011. Elle se bat contre le groupe terroriste Al Shabaab avec un contingent d’environ 3500 soldats sous l’égide de l’Amisom.

Récemment un mémoire du département d’histoire de l’université de Nairobi a été publié sur l’impact de la guerre en Somalie sur les familles des soldats. Un chapitre est  consacré aux « blessures invisibles » des soldats. L’auteur, Cyrus Oguna, cite de nombreux témoignages, comme celui de cette épouse : « Il se met à hurler très fort en plein milieu de la nuit, en bougeant ses bras dans tous les sens. Heureusement qu’il ne m’a jamais saisie à la gorge, je serais morte à l’heure qu’il est. » Ou encore celle-ci : « Il a menacé de me tuer un nombre incalculable de fois après de banales disputes domestiques. Nous n’avons plus rien d’une famille normale. » Ou encore celui de ce soldat revenu blessé du front et qui lui confie : « Je bois pour ne pas devenir fou ».

D’après les médecins militaires cités dans ce mémoire, les symptômes de dépression, d’alcoolisme et d’isolement social sont en augmentation chez les soldats. Pourtant, les soins psychologiques sont quasi inexistants. C’est pour cette raison que Byron Adera, un ancien lieutenant des forces spéciales kenyanes a décidé d’évoquer cette question dans les médias et d’appeler les autorités à agir pour aider des soldats en situation de détresse mentale.

Byron Adera a 33 ans et a passé 7 ans dans le 20e bataillon parachutiste, fleuron des forces spéciales kenyanes. Il a reçu des entraînements de haut niveau de la part des meilleures forces spéciales au monde comme le SAS 22, (22e régiment des forces spéciales britanniques). Il a été déployé à Eldoret pendant les violences post-électorales en 2008, puis au Mont Elgon dans le Nord-Ouest du pays, qui a été le théâtre d’une insurrection menée par une milice locale pendant plusieurs années, puis en Somalie en 2011. Lorsqu’il a quitté l’armée avec le grade de lieutenant, il avait sous ses ordres un peloton d’une trentaine de soldats. Il travaille désormais comme consultant pour une société de sécurité et, pour sensibiliser le public à la question du traumatisme chez les militaires, il a lancé le défi des 22 pompes pour la bonne cause au Kenya, (22 pushupschallenge), une idée venue des Etats-Unis consistant à se filmer en train de faire 22 pompes pendant 22 jours (en mémoire des 22 vétérans qui se suicident chaque jour outre-Atlantique).

A votre santé ! – Quelle est votre expérience personnelle du traumatisme ?

Byron Adera – Dans les forces d’élite, les opérations sont très éprouvantes à la fois physiquement et psychologiquement. Cela fait partie de notre travail. Pendant les violences post-électorales, on a vu des corps mutilés, brûlés, au Mont-Elgon, on a perdu des camarades, les conditions étaient difficiles. Mais quand vous ajoutez à cela le fait de commander une équipe sans avoir le soutien de ses supérieurs, dans des conditions précaires, le stress devient immense. Quand on est soldat, la mort est partout, on l’évite parfois à un millimètre, mais ce qui accentue le traumatisme c’est quand le système lui-même ne vous apporte aucun soutien et ne reconnaît pas vos efforts.

J’ai connu la dépression, des cauchemars toutes les nuits, des débordements émotionnels, la colère, une tristesse incontrôlables. Et je n’ai reçu aucune aide psychologique. Mon seul soutien a été la bouteille. J’ai beaucoup bu, je tenais mieux l’alcool que n’importe qui autour de moi. Mais je ne pouvais pas me permettre de montrer ma vulnérabilité, donc je faisais comme si tout allait bien. Quand mon épouse a accouché de notre fils, je n’étais pas là. On m’avait refusé la permission. A la place, on s’est moqué de moi : alors, comme ça tu veux devenir sage-femme ? C’est la mentalité qui prévaut dans l’armée, mais cela finit par avoir un impact sur le long-terme. Quand on est en déploiement sans aucune relève pendant des mois, qu’on n’a aucune nouvelle de sa famille, que le matériel est insuffisant, alors oui parfois on craque.

Pourquoi le SSPT (syndrome de stress post-traumatique) est-il tabou d’après vous ?

Il n’y a que très peu de sensibilisation faite à ce sujet. Quasiment aucune auprès des familles de soldats qui ne comprennent rien à ce qui leur arrive. Ce sont pourtant elles qui en auraient besoin. Le soldat devient très vite un étranger vis-à-vis de ses proches qui ne sont pas armés pour faire face à de tels changements d’humeur. Un soldat n’est jamais le même avant et après le déploiement.

Connaissez-vous beaucoup de soldats qui souffrent de ces symptômes ?

Oui, j’en connais beaucoup. Il y a par exemple de nombreux soldats qui démissionnent, les suicides ont augmenté ces dernières années ainsi que des meurtres de proches, épouses, enfants. On les voit dans les rubriques faits divers des journaux, mais ce sont en fait les conséquences d’un état mental négligé par l’institution. L’alcoolisme ou l’abus de drogue est aussi un symptôme fréquent chez les soldats qui sombrent dans la dépression et l’isolement social.

Que fait l’armée face à ce problème ?

Il y a des efforts effectués pour apporter un soutien psychologique, mais c’est loin d’être suffisant. Les cas de troubles mentaux sont rarement identifiés. Chez les officiers, il y a une tendance à associer les symptômes de la dépression à de la simple paresse, de l’indiscipline, et donc à ne répondre que par des mesures punitives, voire judiciaires. Il y a eu des cas de soldats qui ont atterri en prison alors qu’ils souffraient clairement de troubles mentaux.

Un autre problème réside dans le manque de personnel médical formé. Du coup, les soldats se retrouvent à trente dans une classe à écouter un médecin leur parler de traumatisme. Il est évident qu’aucun d’entre eux n’osera parler de ses symptômes devant les autres, il aura trop honte.

Quelques ONG et individus ont décidé de combler le manque et d’offrir des séances, mais cela reste trop rare.

C’est pour cela que j’ai lancé plusieurs initiatives pour sensibiliser les gens au traumatisme ressenti par les militaires. Nous avons une page Facebook appelée True North qui s’adresse aux familles et je parle volontiers aux médias ou dans des séminaires sur ce sujet.

Depuis la guerre en Somalie le nombre de cas a-t-il augmenté ?

Même si on n’a pas accès aux chiffres, je pense que cela ne fait aucun doute. Les soldats restent longtemps sans relève, dans des conditions difficiles, face à un ennemi, Al Shabaab, prêt à mourir. L’équipement, qui contribue à donner confiance au soldat n’est pas toujours adéquat. La prévention, ça passe aussi par la diminution des périodes de déploiement, des relèves plus fréquentes.

Cela dit, il faut que ces relèves soient mieux organisées. L’attaque d’El Adde en janvier 2016 (un assaut Shabaab lancé contre une base militaire qui a fait au moins 150 morts du côté de l’armée kenyane, ndlr) a vu un bataillon entier se faire massacrer parce que la majorité des troupes venait d’arriver et n’était pas assez familier des lieux. Un an après, quasiment jour pour jour, l’attaque contre la base de Kulbiyow a donné lieu à un bain de sang principalement pour les mêmes raisons. Ce type d’erreurs tactiques accentue le traumatisme des soldats.

Est-ce difficile pour les soldats de revenir à la vie civile ?

Cela dépend bien sûr de son état mental, de sa solidité. Les familles sont livrées à elles-mêmes pour faire face à des soldats qui sont à la fois blessés physiquement et psychologiquement. Il n’existe pas de soutien sur la durée et cela peut créer un ressentiment et l’impression d’être seul avec ses démons.

Propos recueillis par Stéphanie Braquehais.

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