
Vendeurs, infirmiers, téléconseillers… Priés de rester aimables, ces « ouvriers émotionnels » ont des astuces pour garder leur calme. Ils nous les racontent.
Rester calme face aux insultes d’un client ou au comportement irrespectueux de son boss… Pas évident. D’autant moins pour les métiers dits émotionnels, ceux pour lesquels « on doit jouer des émotions qui ne sont pas naturelles, notamment dans le secteur des services: les hôtesses de caisse, les téléconseillers, les commerciaux ou encore, les marionnettes vivantes comme Mickey à Eurodisney, obligées de rester sympathiques même si un enfant leur donne un coup de pied », illustre Matthieu Poirot, consultant en psychologie sociale et docteur en gestion.
Le contrecoup de ce qu’on pourrait appeler « le syndrome de l’hôtesse de l’air » survient le soir : après avoir explosé son capital d’amabilité et de patience au travail, difficile de rester zen, en rentrant chez soi.
Muscles, tendons et nerfs en souffrance
Les exigences émotionnelles, comme le fait de « devoir cacher ses émotions ou faire semblant d’être de bonne humeur » sont retenues par le ministère du Travail [PDF] comme l’un des six indicateurs pour mesurer les risques psychosociaux. Simuler cause du stress.
Mais les métiers du sourire présentent d’autres risques. Les clients agressifs, en premier lieu. Une étude d’Eurofound [PDF] montre que l’exposition à « la mauvaise conduite des clients » peut provoquer du stress et des problèmes de santé psychosociaux, mais aussi des troubles musculo-squelettiques, ces douleurs qui affectent principalement les muscles, les tendons et les nerfs.
Par un mécanisme biologique complexe, le stress au travail peut en effet provoquer une sollicitation des muscles et des tendons.
C’est le lot quotidien de ces « ouvriers émotionnels », terme inventé par la sociologie américaine et repris par Matthieu Poirot, psychologue social, enseignant et consultant en management : « Avec le basculement de l’industrie au tertiaire, les ouvriers ne vendent plus forcément leur force physique. Le fait d’être en colère envoie des substances dans le corps comme l’adrénaline, que les ouvriers émotionnels ne peuvent relâcher dans l’immédiat. Ce processus neurobiologique les place en situation de dissonance émotionnelle qui génère un inconfort psychologique et de l’agressivité. Ils offrent plutôt leur capacité à supporter physiquement des émotions qui ne sont pas les leurs. »
« Beaucoup de divorces » à Disneyland Paris
Un tel stress n’est pas sans incidence sur la vie de couple, selon Djamila Ouaz, responsable CFDT de Disneyland Paris : « J’entends parler de beaucoup de divorces dans l’entreprise. Nous sommes des vendeurs de rêve, mais tout n’est pas beau et rose dans l’envers du décor. Pourtant, malgré les clients qui vous insultent parce qu’ils en ont marre de faire la queue, il faut garder les mêmes formules de politesse. Nous ramenons le stress à la maison. »
C’est l’une des raisons qui a poussé Jonathan Ben-Moyal à démissionner il y a un mois d’un poste polyvalent chez McDonald’s.
« Depuis, ma compagne me dit tous les jours que j’ai l’air moins stressé. Elle a raison à 300%. Je n’en pouvais plus de ces phrases répétitives à longueur de journée… “Bonjour, menu normal, maxi, sur place ou à emporter ? Merci ! Au revoir !” »
Mais comment font ceux qui restent ?
Alcoolisme chez les hôtesses de l’air
Octavia Dumoulin, chef hôtesse pour l’agence Pénélope, conserve son ton enjoué, presque amusé, même lorsqu’elle raconte l’incorrection de certains hommes d’affaires : « Parfois, ils ne nous disent même pas bonjour, nous font passer devant eux pour regarder nos fesses et faire des commentaires. Dans ce cas, je reste aimable et positive, en me décalant sur le côté et en leur disant simplement “après vous”. On est obligé d’adopter cette zen attitude… Pour autant, je reste très polie en dehors du travail. »
Pour Matthieu Poirot, la dégradation des relations des « ouvriers émotionnels » avec les autres est évidente, mais il souligne une part de déni : « La personne qui ne décompresse pas le soir en faisant du sport, par exemple, somatise. Elle prend sur elle, fait des insomnies, de la tension artérielle, grossit. Il y a beaucoup de problèmes d’alcoolisme chez les hôtesses de l’air, notamment. »
D’ailleurs, la sociologue américaine Arlie Russell Hochschild, pionnière sur les conséquences du « travail émotionnel », s’est d’abord appuyée sur l’exemple de cette profession, forcée de sourire et de diffuser un sentiment de sécurité, même en zones de turbulences.
1 – Trapèze et roller derby pour se défouler
Certaines ont trouvé des parades, voire le bon équilibre, comme Marine : « Quand je travaillais sur les vols longs courriers, mon ex et ma mère s’étaient appelés pour se dire qu’ils en avaient marre, que j’étais irascible… C’était dû à la fatigue plus qu’au fait de devoir sourire. Maintenant que je suis sur du court et moyen courrier, ça va mieux, même si j’ai quand même besoin de me défouler en pratiquant le trapèze et le roller derby ! »
2 – Faire une pause après les injures
Le syndrome de l’hôtesse de l’air peut aussi toucher les téléconseillers, archétypes des « ouvriers émotionnels » obligés de « sourire au téléphone » toute la journée. Même quand ils sont victimes d’injures, parfois racistes, à l’autre bout du fil.
C’est le cas de Félicien Okoyo, délégué syndical CFTC à Teleperformance, au léger accent étranger: « On me dit régulièrement que je prends le travail d’un Français… Nous revendiquons un temps de pause après chaque appel très désagréable pour souffler. »
3 – Debriefer avec les collègues
Le consultant Matthieu Poirot a également préconisé l’instauration de temps d’échange avec les collègues pour décompresser à un leader des centres d’appel qui lui avait commandé une étude.
Même conclusion de Catherine Mercadier. Cette ancienne infirmière devenue formatrice à l’Institut de formation en soins infirmiers de Toulouse a rédigé une thèse de sociologie sur le travail émotionnel des soignants à l’hôpital : « La première fois qu’un bébé est mort dans mes bras, j’ai pleuré à chaudes larmes, mais je ne pouvais pas annoncer le décès aux parents dans cet état. Une sorte de surmoi professionnel nous aide à affronter ces situations. Pour tenir le coup à long terme, il est important que des groupes de parole avec un psychologue soient mis en place au sein de l’hôpital. Cela commence à se développer, mais pas encore suffisamment. »
Le but est d’éviter l’épuisement professionnel. Une étude sur les métiers de soignants, menée par Madeleine Estryn-Béhar, montre que la mauvaise qualité du travail d’équipe multiplie par six les possibilités de dépression. Or, pour l’ancien médecin du travail aujourd’hui consultante en ergonomie : « Le fait d’échanger avec les autres professionnels permet d’être reconnu pour sa compétence et soutenu. Ainsi, on rentre à la maison fier de soi et disposé à transmettre le message à ses enfants que cela vaut la peine de faire des efforts pour accéder à un métier intéressant… »
Emotionnel ou non.
Par Rozenn Le Saint. Article initialement publié sur Rue89.